Donner à penser

janvier 2008 |

François Guery

in Penser avec Antoinette Fouque, des femmes-Antoinette Fouque 2008

 

Les mots sont difficiles à trouver, non que les pensées aient du mal à s’exprimer ! Mais surtout, que des pensées nous viennent, c’est déjà beaucoup, c’est une heureuse affaire, un bonheur. Mettre en mots ces pensées revient à leur rendre justice, à les accueillir tout à fait. Ne pas les trahir suffit.

Une pensée donne à penser : c’est son but, sa mission, c’est tout l’événement d’une pensée. Ainsi, il y a un « don de la pensée », et une faculté de, une facilité à, le recevoir comme il le demande.

Je suis ici concerné par ce devoir de justice, en ayant connu la pensée d’Antoinette Fouque, d’abord lorsqu’elle participait à l’émission de France Culture qui m’a permis de la rencontrer, entre 2002 et 2003, puis à diverses reprises, dans des occasions libres qui tenaient au plaisir de cet échange, et à sa fécondité.

Donner, recevoir, rendre, c’est une trilogie qu’Antoinette Fouque a proposée avec beaucoup de force, beaucoup de générosité. Moi qui suis philosophe, je cherche des échos, des résonances de cette pensée  dans ce qui est mon domaine, mon champ. En particulier avec cette « thèse » très forte de la « chair qui pense » car là, c’est tout le domaine de la pensée qui est concerné, pensée dans le sens de la pensée philosophique. J’essaie de réfléchir à ce que les propositions d’Antoinette Fouque introduisent comme modifications dans ce thème philosophique de la pensée, je cherche comment le « je pense », « le cogito », vient comme éclater, se métamorphoser, dans et avec la pensée d’Antoinette Fouque. Cette restitution, je la vois comme un approfondissement de cette tradition nommée philosophie, mais aussi comme un forage, une destruction, ou comme une entrée fracassante, une irruption, une brèche qu’on peut ouvrir en suivant le fil de ce que j’en ai perçu, reçu.

L’apport d’Antoinette à ma pensée ainsi réveillée et stimulée, consiste à habiter cette tradition, mais en la fracturant vers une issue, tandis qu’elle était bloquée. Elle est faite d’expériences spirituelles retournées, rendues à une vérité « matérielle » ou matérialiste, et avant tout, matricielle : Materia, mater. La matérialité est une maternité : elle n’est pas la posture de mère, ni le statut de femme avec enfant, mais le devenir-mère, la grossesse, l’état gravide où la femme est dédoublée ; elle est l’expérience d’être grosse, parce que c’est une expérience grosse de vérités peu observées, encore neuves, décisives pour penser.

Si on cherche ce que peut être une « chair pensante », il faut partir d’une pensée d’abord pratique, mais aussi, pathique, réceptive, passive, soucieuse de l’autre ; ce n’est pas seulement savoir, connaître ou théoriser. Il faut à la fois être soi, et que ce soi perçu la plupart du temps comme un « intérieur », soit aussi accueil, espace habité, monde. Ce « monde intérieur » comme pensée, a occupé une tradition classique  centrée sur le Cogito.

Chez Descartes, le secret cherché est celui du « monde extérieur », dont on veut prouver l’existence, en se tournant vers les « idées » qui habitent le moi pensant. Le trouver à l’intérieur, c’est se trouver intérieurement soi-même, se sentir être en tant qu’on pense, mais la pensée est alors faite du doute même quant à ce monde extérieur (scepticisme radical, doute hyperbolique), et le cercle se ferme : le pensant est sans monde. Au lieu d’être en tant qu’intérieur, un monde habité, on le déserte, on est le déserteur du monde dès qu’on pense. La pensée avorte.

Se chercher comme absent à soi-même et au monde, c’est s’enfoncer, se perdre comme moi « au-monde » : figure par excellence d’un ascétisme qui n’espère qu’en désespérant du monde, en vomissant les dilectores mundi, ces « amoureux du monde » que stigmatise Augustin.

En effet, la tradition a été d’abord augustinienne. Se trouver, c’est se re-trouver, face à Dieu, coram Deo, en dépouillant le vieil homme. Dans cette figure princeps, il est clair que le moi se détache du monde et l’abjure.

La recherche du moi pensant a pris des formes spirituelles sans garder la référence à la foi. Ces voies ont été celles qui questionnent une « vie de l’esprit », comme Hanna Arendt intitule son tryptique,  penser-vouloir-juger. Voies qui recoupent des énigmes affrontées par penseurs et poètes sous le nom de « plus vaste cercle », chez Rilke, chez Lou Andréas Salomé qui le cite d’après Nietzsche. Chez Rilke, commenté par Heidegger dans son Pourquoi des poètes en temps de détresse (in Chemins qui ne mènent nulle part), le plus vaste cercle englobe le monde des morts, de ceux qui viendront, il est mémoire et avenir, rêve, projet, présence. Il déborde ce que le poète nomme la « représentation », emprise sur le réel extérieur. Un moi concerné, débordant, habite ce cercle.

Mais habiter ce cercle, c’est comme être mort, c’est rejoindre les absents, ainsi l’orphisme, où l’être intérieur est cherché dans un retrait du « monde réel » : existence à déborder par sa limite invisible. Esprit et chair semblent complètement opposés, et la vie de l’esprit donnerait ce que la chair retire !

Il y a là une déformation surprenante, par des femmes (Lou, Arendt) d’une leçon maternelle donnée par un penseur homme, qui vit l’esprit charnel.

Le « plus vaste cercle » est en effet d’abord une expression de Nietzsche. Chercher du côté du « corps » intime, des entrailles, du pulsionnel, du labyrinthe intérieur, a été son point de départ et il y voit le secret bien gardé de « l’esprit » : il est vie, Chair.

« Esprit, c’est la vie qui tranche elle-même dans la vie ; par son propre martyre, elle fait grandir son propre savoir, le saviez-vous ? » (Des fameux sages, Zarathoustra II).

Il est également matriciel, comme l’avoue Nietzsche dans un passage étrange d’Ecce homo : « l’incubation (cf. : de son Zarathoustra) fut de dix-huit mois. Ce chiffre … pourrait donner à penser -entre bouddhistes tout au moins- que je suis au fond un éléphant femelle… »

Une matérialisation de l’esprit est passée par le matriciel, et l’énigme a pris corps. Antoinette Fouque semble commenter ce trait d’esprit en écrivant : « L’appareil psychique est une création, c’est-à-dire une forme de sublimation, en lieu et place de l’utérus forclos ».

Chez Nietzsche, il y a un développement de ce thème, qui prend la forme métaphorique du  « souterrain », cet abîme qui, une fois exploré, mène à une issue au jour, à une sortie éloignée, libre. Nietzsche a eu cette idée qu’il a communiquée à Lou Salomé, et celle-ci la mentionne dans son Nietzsche à travers ses œuvres, la citant de mémoire : nous sommes comme une citadelle battue par les vents, mais il y a au-dessous une galerie de caves et de souterrains que nous n’avons jamais explorée.

Daniel Halévy a découvert, dans sa biographie de Nietzsche, en cherchant une autre dette de l’auteur, cette image du souterrain ou du sous-sol, dans le titre d’une nouvelle de Dostoïevski, L’esprit souterrain, ou L’esprit du sous-sol, ou Le souterrain, selon les traductions. En creusant, en s’enfonçant sous la surface du moi, dans des profondeurs inquiétantes et rebutantes, on « débouche » à l’air libre, on devient « esprit ». Chez Dostoïevski, c’est un vrai calvaire, une descente aux enfers du sentiment de culpabilité, descente vers des expériences honteuses anciennes, refoulées et enfouies. Le mot « ressentiment » a été choisi par les traducteurs français de Dostoïevski et c’est dans le texte traduit que Nietzsche a découvert ce terme-clé pour ses analyses généalogiques, qui mettent au jour les sources de la pensée morale. Chez Nietzsche, cette descente aux enfers de la mauvaise conscience a un effet libérateur, l’enchantement (au sens de « sort jeté ») du ressentiment peut être défait, et une ivresse créatrice s’ensuit.

Ici l’apport d’Antoinette Fouque est fondamental, décisif : elle a nommé, reconnu, dévoilé ce soi intime accueillant et ouvert, qu’un masculinisme abhorrant la féminité ne pouvait apercevoir, y compris sous la forme « féministe ». C’est l’expérience matricielle de la grossesse, non comme « recommencement » ou table rase, ainsi d’Hannah Arendt et de son « principe de natalité », mais justement comme ancrage, enracinement, suite, vie du passé de la mère et de l’espèce, espace hospitalier que « je » suis.

Se découvrir, c’est vivre cette spatialité intime dans la « génitalité », et non dans un esprit unisexué, détaché de la chair ou identifié à une chair autoérotique. La « chair-pensante » est celle de la mère qui a l’expérience d’abriter une vie en gestation. Elle « pense » non en rationalisant ou en raisonnant, mais en s’ouvrant à l’intérieur et en revivant.

Cette re-vie revitalise un passé : celui d’autres naissances en gestation, les expériences des mères et de la lignée même, l’aventure du vivant. Elle accueille aussi ceux qui viendront, les futurs naissants, l’espèce à venir. Une mémoire se déploie à partir du corps charnel. Le memento de l’esprit est alors vraiment chair et « l’esprit s’est fait chair », sans métaphore masculine.

On entre ici dans une signification fondamentale de la pensée ainsi donnée : son sens, sa portée éthique.

Avec cette chair pensante, affirmation très forte et qui, comme on l’a vu, fait penser, il y a une dignité de la pensée qui est affirmée et pas seulement une dignité de la chair. Ce n’est pas une cosmologie, ce n’est pas un monisme métaphysique, ce n’est pas la même chose que de dire « toute chair pense », et ce n’est pas non plus « il n’y a pas d’esprit qui pense, mais il n’y a qu’une seule et unique substance ». La chair pensante, c’est une référence à une expérience que par ailleurs toute femme qui accouche, toute mère, n’a pas.

Cette dignité de la pensée n’est évidemment pas la dignité d’une pensée computationnelle, logique, méthodologique, et naturellement, ça ne veut pas non  plus dire la même chose que penser c’est cogiter, cogitare, c’est-à-dire co-agitare, c’est-à-dire co-agere ou mener ensemble des pensées par ordre, par méthode, comme c’est par exemple le cas dans le cartésianisme. Évidemment penser veut dire tout autre chose. Et donc la dignité de la pensée n’est certainement pas un meilleur logiciel pour enchaîner des unités logiques d’information.

Je pense que le contenu est éthique. Fondamentalement, c’est une entrée dans l’éthique, c’est une intervention sur l’éthique et c’est donc aussi l’ouverture indispensable, le prolongement des réflexions de plusieurs générations de penseurs du XXème siècle. C’est logique. Nous sommes là, d’une certaine manière, pour capitaliser et relancer l’acquis de plusieurs générations qui ont réfléchi à ces questions. Rilke, Hanna Arendt, Heidegger déjà évoqués ont soulevé la question de la dignité du penser et ils ont soulevé cette question dans une optique essentiellement éthique qui est celle du souci. La thèse de la chair pensante produit le déblocage d’une situation qui tournait en rond, une fois établi qu’il s’agissait de la pensée comme souci. Et étonnement, deux femmes, successivement, ont raté cette sortie de l’aporie. Je pense à Lou Andreas-Salomé qui n’a pas été jusqu’au bout d’un dialogue avec Nietzsche sur cette question de la genèse par l’esprit, cette création, et même cette création par un esprit qui est chair. Cette femme sans enfant, obstinément sans enfant, délibérément sans enfant, n’a pas voulu regarder de ce côté. D’un autre côté, il est vrai aussi qu’Hanna Arendt avait absolument tous les éléments dans sa Vie de l’esprit pour débloquer ce problème éthique dans la direction qui est précisément celle qu’Antoinette a découverte. Donc deux femmes en relation avec la pensée, le phénomène de la pensée, Lou Andreas-Salomé et Hanna Arendt, ont approché d’une issue, d’un déblocage d’une aporie, et ne l’ont  pas trouvée.

Nous disons, après Hans Jonas qui l’a écrit en 1979 dans le Principe responsabilité, que le souci de ce que seront, ou ne seront pas, les générations à venir doit déterminer notre action  présente. Donc ce que j’appelle penser, dans ce cas précis, c’est évidemment – et là il est certain que penser quelque chose, ça ne convient pas – penser à, comme d’ailleurs le langage le dit. Quand on dit : avoir une pensée pour,  penser à, ça veut donc dire : rendre présent ce et ceux  qui ne le sont  pas. Et c’est précisément cette dimension de présentification d’un absent comme tel qui a la dimension éthique. Il est vrai aussi qu’un homme, qu’une femme, qui oublierait ses parents, ses ancêtres, sa lignée, toute espèce de passé, qui ne vivrait que dans le cercle étriqué du présent n’aurait pas la dimension du penser. C’est un phénomène anthropologique majeur que le penser puisse élargir le cercle d’une pratique étroite, intéressée, centrée sur le sujet qui pense :

« Ainsi avons-nous appris une sûreté, là-bas où porte la gravité des forces pures, ce qui enfin nous sauve, c’est d’être sans abri et de l’avoir, cet être, retourné dans l’ouvert, le voyant menacé, pour quelque part dans le vaste cercle, là où le statut nous touche, lui dire oui ».

Heidegger commente très longuement cette saillie poétique de Rilke :

« ce vers quoi l’essentiellement intérieur et invisible doit se tourner pour trouver son être propre, ne peut être que le plus invisible de l’invisible et le plus intérieur de l’intérieur. Dans la métaphysique moderne, la sphère de l’intériorité invisible se détermine comme la région de présence des objets calculés. Cette sphère, Descartes la caractérise comme conscience de l’ego cogito, mais le plus vaste cercle, c’est en fait le cœur ».

Et Heidegger continue :

« ce n’est que dans l’intimité invisible du cœur que l’homme est enclin à aimer : les aïeux, les morts, l’enfance, ceux qui vont venir. Voilà qui appartient au plus vaste cercle qui se montre maintenant comme la sphère de présence de l’entière et sauve perception. Si donc les morts, si ceux qui viendront ont besoin d’un séjour, quel abri leur serait plus agréable et plus offert que cet espace imaginaire ? J’ai de plus en plus l’idée que notre conscience habituelle habite le sommet d’une pyramide dont la base s’étendrait en nous tellement en largeur, que plus nous nous voyons capables de nous y établir, plus nous semblons compris complètement dans les données de l’existence terrestre, indépendantes de l’espace et du temps, dans les données de l’existence mondiale au sens le plus large ».

Rilke, dans les années vingt, indique quelle est cette responsabilité éthique, quelle est cette existence mondiale où l’absent, le futur, ainsi d’ailleurs aussi que le passé le plus reculé, entrent dans le cercle de notre souci. Et cette façon de  présentifier l’absent est la véritable dimension révolutionnaire du penser.

Maintenant la question se pose évidemment de donner la formule de cet élargissement et de dire à partir de quel type d’expérience la chose est possible. C’est ici qu’Hanna Arendt intervient avec sa Vie de l’esprit qui n’est autre que ce souci, cette façon d’intégrer ce qui n’est pas, l’absence, dans la sphère de notre existence. Et c’est cette option sur la vie de l’esprit qui l’a, à mon sens, empêchée d’accéder à la solution qui est la chair pensante, à condition qu’on lui donne la portée d’une expérience qui nous ouvre au temps, à la durée, qui nous ouvre au passé, qui nous ouvre à l’avenir et qui, d’une certaine manière, nous désencercle.

Avec Heidegger, et ici une relecture des formules toutes faites s’impose avec acuité, l’idée de l’être pour la mort implique que dans le souci authentique, nous sommes quasiment déjà-morts. Or, ce déjà- mort n’a pas été compris. Le déjà-mort, c’est l’abandon de la quotidienneté, d’une expérience étriquée, d’une expérience pratique, mais aussi d’une expérience du déjà-là, alors que le déjà-mort s’ouvre à la présence de ce qui n’est pas là et qui est l’essentiel. Le blocage de cette situation tient au fait que la signification du déjà-mort ne peut pas être présente dans la conception de la pensée qui s’est développée depuis les origines de la tradition occidentale. On ne comprend pas ce que veut dire exactement ce mort à soi-même. Et on ne comprend pas que le mort à soi-même ou le déjà-mort devrait renvoyer à une expérience de déprise de soi-même où l’on s’ouvre sur l’autre. Cela va dans le même sens, me semble-t-il, que les réserves explicites faites par Antoinette concernant l’être-pour-la-mort pris en un sens littéral :

« donner lieu, plutôt qu’à l’être pour la mort de l’Apocalypse et de la démographie catastrophique, à l’être pour la vie, du naître et faire naître anastrophique et éthique » (Il y a deux sexes, Reconnaissance, p. 173).

Antoinette Fouque voit la dimension éthique du naître, et la souligne.

En d’autres termes, s’il est vrai que cette expérience de la grossesse, quotidiennement connue, en grand nombre, dans les cliniques, les hôpitaux, est cette expérience où l’un est deux, et le sait, le sent, le vit, s’il n’y avait pas cette expérience d’ouverture vers un intérieur charnel où vit l’autre, on tournerait en rond dans cette idée étrange que c’est l’imaginaire, c’est-à-dire le non existant, qui nous ouvre à la pensée de ceux qui ne sont pas là. C’est pourquoi j’ai essayé de comprendre la chair qui pense en fonction de cette expérience de l’être-deux qui, nous dit-elle, rend au passé de la mère, qui elle-même renvoie à l’expérience de la lignée et de l’espèce pour la faire correspondre à une expérience véritable, c’est-à-dire l’expérience qu’on pourrait avoir et l’ayant, qu’on pourrait penser.

Le plus énigmatique et le plus extraordinaire, c’est effectivement que cette grossesse vécue ait été pensée et qu’elle ait été pensante. Si on creusait dans cette direction pour comprendre comment une expérience vécue peut être non seulement pensée, mais aussi pensante, lorsque cette expérience vécue est celle d’être deux, je pense que nous nous approcherions au plus près de cette ouverture éthique assez prodigieuse qui nous permet aussi de comprendre comment le futur de l’humanité peut être effectivement notre souci, tandis qu’au contraire nos soucis les plus proches reculeraient et s’estomperaient face à plus grand qu’eux.

Quelle est cette dignité de la pensée que nous cherchons ?

On se demande une fois de plus ce que veut dire : penser.  L’ego cogito est l’expérience par excellence de la philosophie, c’est ce qui reste à exploiter, à cause du sens très fort : la découverte par soi-même d’un phénomène qui est celui de la pensée, le phénomène capital. Descartes le trouve en lui-même, le communique, mais il est certain que l’existence du cogito n’est pas l’expérience du corps, non pas au sens où il exclurait le corps comme étendue, mais au sens où il exclut la profondeur du sentiment ; il ne l’indique pas, il ne peut pas l’indiquer. L’expérience du cogito qui veut dire « Je pense, tout se pense » (comme le dit Hegel à propos de la terre natale de la vérité) n’est pas une expérience d’un corps pensant – elle ne peut pas l’être. Cette expérience de la grossesse dont a parlé Antoinette, n’est autre, à mon sens, que l’expérience du cogito, mais avec son véritable fondement, on pourrait presque dire, physiologique ou charnel.

Jusqu’à présent, je n’ai pas parlé de chair. Il ne faudrait pas dire que la chair n’est que le corps sous un autre nom, ça n’est pas vrai. On n’a jamais donné à cette expression son contenu authentique. Le cœur est à la fois spirituel et charnel, ça n’est pas purement et simplement l’organe de la circulation sanguine, c’est intérieur, et en même temps c’est le corps. Comment le cœur peut-il être le plus intime, le plus intérieur, le plus ressenti et être en même temps le corps ? Là encore il y a quelque chose qui manque, et je pense qu’il s’agit de la dimension maternelle ou matricielle : le cœur est l’intérieur et il est pensant, s’il y a cette présence de l’un à l’intérieur de l’autre. Or c’est l’expérience de la grossesse : au plus intérieur de l’un, il y a déjà l’autre, l’autre en gestation, l’autre accueilli. Il y a quelque chose dans cette réflexion éthique sur la grossesse qui est l’expérience de l’altérité, tout un nœud qui trouve en même temps sa solution. Pourquoi le corps et la chair ? Pourquoi l’intérieur ? Pourquoi au lieu d’être une manière de se refermer sur soi-même, c’est absolument le contraire, l’ouverture sur l’altérité et aussi sur une temporalité différente, qui n’est pas la temporalité du présent immédiatement présent (ce qui nous écrase, nous oppresse), mais une respiration séculaire, millénaire : toute la lignée et aussi la poursuite de la lignée dans le futur.

Cette tradition de pensée, je l’estime décisive comme position du problème, mais non comme sortie de l’aporie (rentrer en soi, retrouver les autres) : l’altérité interne, la présence en soi au sens physique, matriciel, de l’autre à naître. Le lien physique à la mère, à la lignée, apparaît clairement chez Antoinette Fouque, mais jamais à ceux ni celles qui ont pourtant senti la force d’une expérience de l’altérité non fusionnelle  (pas d’un « moi collectif »).

Il faut aller plus avant dans la pensée d’un « porter » et d’un « être porté ». C’est le thème général de la « passivité » en éthique, englobant notamment Hans Jonas et Levinas : on « porte » l’autre en se portant vers lui comme vers un substitut du sujet qu’on est ; « substitut » à entendre au sens où l’autre prend les commandes, sans rien exercer d’un « pouvoir intersubjectif ». Ici la thématique éthique l’emporte sur l’expérience de soi, en ce sens que le « soi » et « l’autre » échangent leur position centrale en direction d’un décentrement. C’est chez Antoinette Fouque que ce thème du décentrement du sujet, fondamental, est remis à sa juste place dans cette éthique ouverte : toute pensée monocentrée manque l’essentiel de l’expérience matricielle.

Chez Hans Jonas il faut évoquer les plus célèbres de ses analyses dans le Principe responsabilité, parce qu’elles témoignent là encore d’une ambiguïté concernant l’un.  L’autre, c’est l’enfant, qu’il appelle prototype et archétype de la responsabilité,  IV, VII, 1, l’enfant-l’objet élémentaire de la responsabilité.

Hans Jonas est au plus près d’une réflexion sur le matriciel et l’expérience de la chair pensante, au sens où sa descente vers les origines de la responsabilité, du « droit interne de l’objet », du fondement objectif de l’éthique (expressions qui lui sont propres) s’arrête avant celle qui est physique, littérale, celle de la mère qui « porte » l’enfant et s’ouvre à elle-même et à la lignée.

Tout l’ouvrage de Levinas, Autrement qu’être ou au- delà de l’essence, formule la portée ontologique de cette révolution éthique, dont Être et Temps de Heidegger est censé faire les frais. Levinas veut montrer que ni « être » ni « temps » ni « essence », acte d’être, ne sont les véritables catégories premières de l’éthique. C’est le « visage de l’autre » qui est premier, et il détrône l’être, puisqu’il s’y substitue. Ses analyses demeurent sans référence à « l’autre » qu’est l’enfant à naître dans une « chair qui pense », quoiqu’après tout, cette expérience puisse être pensée par tout humain, chacun ayant « vécu » en l’autre (en la mère) quel que soit son sexe !

Ce qu’Antoinette Fouque a proposé, c’est une expérience qu’aucune philosophie n’a songé à thématiser et à approfondir, c’est précisément l’expérience de la grossesse, c’est elle qui ouvre les vannes de la mémoire. J’ai le souvenir de plusieurs textes d’Antoinette Fouque, dont en particulier agir en femme de pensée, penser en femme d’action, où cette « portée » immémoriale de l’expérience de la grossesse est très fortement indiquée. Ce que l’expérience de la femme « grosse » ravive, c’est la mémoire ancestrale de toutes les femmes qui l’ont précédée et aussi de s’ouvrir à l’expérience d’un autre type d’absence : celle de « ceux qui viendront ».

Ce que les poètes ont essayé de formuler comme « puissance de la mémoire », « puissance du cœur », Antoinette Fouque a essayé de lui donner son véritable contenu, qui est celui d’une expérience interne, dotée de la force d’une « expérience » au sens fort du terme, c’est-à-dire aussi de quelque chose qui peut entrer dans une « phénoménologie » des expériences vécues.

Il y a une prodigieuse fécondité d’une pensée de la « gravidanza » qui est en même temps une pensée de la mémoire, une pensée de l’immémorial, et de façon plus générale, une pensée qui trouve cette herméneutique de l’expérience, que la philosophie a cherchée et qu’à mon sens, elle a manquée.

Il faut encore chercher ailleurs que dans cette tradition philosophique, dans un dialogue qu’elle peut instaurer particulièrement avec la poésie, et je pense en particulier au « cogito » Baudelairien, car c’est une des tâches qu’Antoinette Fouque nous donne, de déplacer les lignes, d’aller chercher dans plusieurs disciplines ce qui dans chacune a sa sphère ou sa circonscription. Dans un séminaire, j’ai entendu pour la première fois Antoinette Fouque évoquer le « je pense à vous » de Baudelaire, comme forme princeps du « je pense », cette expression cartésienne typique dont j’ai parlé au début de ce texte.

C’est en effet sur le « cogito » que je voudrais rappeler à mon tour où la célèbre formule cartésienne « je pense » trouve son pendant, son analogue : dans la poésie de Baudelaire, parce que cette très célèbre poésie « Le cygne », dédiée à Victor Hugo, nous présente l’étrange formule du « je pense » qui s’enrichit au contact de ce que, à mon sens, Antoinette Fouque a fait émerger dans ses réflexions, en particulier sur la pensée qui vient aux femmes à l’occasion de la grossesse, de la gravidanza.

Je crois que le poème de Baudelaire « Le cygne » est en réalité le « poème du cœur », autant que le « poème de la mémoire » : à travers cette poésie c’est la question du sens de « être » qui est posée, de la même façon qu’ Antoinette Fouque nous fait « penser » au sens de « être », précisément parce que pendant la grossesse le sens de « être » se trouve divisé en deux, quoi qu’en même temps conjoint, et ce sont vraiment ces pensées-là qui nous réunissent.

C’est ce qu’il fallait entendre par l’initial : un « donner à penser ».

 

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