Une amitié née d’une lecture

janvier 2008 |

Charles Juliet

in Penser avec Antoinette Fouque, des femmes-Antoinette Fouque 2008

 

J’ai découvert l’existence d’Antoinette Fouque au printemps 1994 en lisant l’entretien qu’elle avait accordé à Isabelle Huppert dans un numéro des Cahiers du cinéma consacré à cette actrice. Non seulement j’avais lu ces pages avec un vif intérêt, mais j’en avais relevé de longs passages. Et si j’avais tenu à les recopier, c’est parce qu’ils me rejoignaient dans mon vécu et ma pensée.

Au cours de cet entretien Antoinette Fouque disait plusieurs choses importantes. Elle expliquait que s’il veut atteindre « le vrai et le réel », l’artiste doit traverser « du faux, des oripeaux, des identités plaquées ou rapportées ». C’est là une vérité fondamentale. Pour accéder au vrai de soi-même, l’artiste doit en effet traverser – ou mieux – éliminer les écrans qui s’interposent entre lui et lui, entre ce à l’aide de quoi il cherche à se percevoir et cela qui sera perçu. Ces écrans sont nombreux – peurs, désirs, blessures, croyances, illusions… – et tant qu’ils ne sont pas dissipés, les perceptions sont viciées, de sorte que l’artiste ne pourra capter ce qu’il lui faudrait mettre en forme et transmettre.

Au sujet de la pensée, elle remarque que « la pensée, c’est aussi préverbal. La psychanalyse est géniale en cela qu’elle permet de penser avec des pulsions, dans le préverbal, et pourtant ça s’organise, s’ordonne et devient clair. » Elle précise encore : « C’est très concret comme si la chair ou la pulsion, quelque chose du dedans affleurait. Il me semble qu’il s’agit là d’un inconscient plus charnel que l’inconscient freudien, un inconscient élémentaire. J’ai toujours pensé que la chair était le cinquième élément (…) En réalité, dans l’humain, les quatre éléments n’en font qu’un : la chair, le cinquième élément. Et la chair pense. C’est la pensée première, la pensée primaire ou archi-archaïque ». Après avoir lu ces mots, j’ai été plus attentif, en moi, à ces pensées errantes, informes, qui ne se dégageaient pas de l’opacité charnelle où elles prenaient naissance. Pensées larvaires, mais qui, lorsqu’elles se condensent, vont susciter les mots qui leur donneront consistance, contour et forme. Remarque adventice : il est passionnant d’observer ce travail de la pensée qui intervient en elle-même.

Plus loin, Antoinette Fouque cite un texte de Kleist où il est dit que « la forme la plus rigoureuse peut donner accès à la plus grande abstraction, à ce qu’il y a de plus amorphe. »  Et elle ajoute : « On arrive  à créer une grâce plus qu’humaine. C’est à la fois l’esthétique et l’éthique. Ce n’est pas la mystique. C’est l’art. Plus la rigueur formelle est grande, plus l’inexprimable peut être exprimé. »

J’avais aimé trouver réunis ces deux mots « esthétique et éthique ». Il est parfois mal vu de nos jours de parler d’éthique quand on évoque la démarche d’un artiste. Pourtant, s’il parcourt un certain chemin, s’il approfondit sa connaissance de lui-même, il est inévitable qu’un artiste en vienne à rencontrer une exigence éthique.

Quand cet entretien a eu lieu, les éditions Des femmes se proposaient de publier un texte d’Ingeborg Bachman. Antoinette Fouque cite un passage de ce texte dans lequel la poétesse allemande parlait de la voix : « La voix humaine a tous les privilèges du vivant, la chaleur et le froid, la douceur et la dureté, et elle est le support d’une quête de la perfection, de la vérité. » Il existe la voix du corps qui ne peut porter aucun masque. Et il existe aussi la voix qui se fait entendre par l’écriture. Cette voix, la tonalité de cette voix, est l’expression la plus fidèle de la personne qui écrit. Et la quête poursuivie s’insinue dans cette voix. Cette quête se confond avec l’exigeant travail de la connaissance de soi qui se trouve associé à d’incessantes interventions sur soi-même en vue de s’améliorer, de détrôner le moi, d’accéder à un état de bienveillance vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis d’autrui. « L’homme de bien œuvre en lui-même sans relâche », est-il dit dans Le livre des mutations, le plus vieux livre de la culture chinoise.

Parlant de son activité de psychanalyste, Antoinette Fouque expliquait, reprenant une formule de Lacan, que son travail consiste à « faire émerger ce que nous savons sans le savoir tout en le sachant. Ce n’est pas du savoir abstrait, mais du savoir subjectif où la subjectivité, la chair, la chair et l’esprit, sont non pas dissociés mais dans une relation d’échanges. » De ce savoir naissent sans doute l’intuition et ce qu’on pourrait appeler une vraie connaissance. Une connaissance qui procède de la totalité de l’être et s’attache au concret des choses.

Ce que j’ai lu dans cet entretien s’est trouvé accordé à ce que j’ai vécu et observé au long de mes années de travail. Aussi, au terme de ma lecture, avais-je eu l’impression d’avoir rencontré une amie. Par la suite, je n’ai pas manqué de lire Il y a deux sexes, et au cours de l’été dernier, Gravidanza. La lutte dont témoignent ces écrits, cette lutte qui visait et qui vise à libérer les femmes de toutes les formes d’oppression qu’elles subissent, elle résonne en moi. J’ai connu la soumission et quelles difficultés on doit vaincre, en soi et hors de soi, quand on veut se libérer. Lisant ces ouvrages, je songeais au destin de ma mère, à ces ouvrières et ces paysannes que j’ai connues quand j’étais enfant, et je me réjouissais de savoir que l’auteur de ces livres, appuyée par des compagnes, ne cessait de lutter pour changer un monde où tant de femmes continent d’être opprimées.

Je me garderai de commenter les idées et arguments avancés dans ces écrits d’Antoinette Fouque. Ce qui en eux me frappe, c’est une acuité de pensée, une passion, une générosité des plus rares.

 

Février 2008

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