Les femmes : victimes et protagonistes

février 2008 |

Alain Touraine

in Penser avec Antoinette Fouque, des femmes-Antoinette Fouque 2008

 

Depuis la fin de la période des grandes victoires féministes on a assisté à un recul – très compréhensible et qui ne signifie pas une perte de qualité – des études et des actions féministes. Nous venons de vivre une longue période où les femmes étaient définies par les inégalités et les violences qu’elles subissaient.

Ces études ont obtenu deux résultats importants. Le premier est que la violence contre les femmes, non seulement est plus fréquente qu’on le croyait, mais encore provient le plus souvent du milieu le plus proche de la femme, en particulier de son conjoint. Nous avons même vu apparaître pendant les dernières décennies la notion de viol conjugal dont il est indispensable de reconnaître la fréquence et la gravité.

La seconde est que l’attention se porte aujourd’hui spontanément contre les atteintes faites aux femmes dans leur personne. On a vu des prisons se remplir de condamnés pour des raisons de délinquance ou de crimes sexuels.

Après la lutte pour les droits des femmes sont venus les combats pour la liberté et la dignité  des femmes, en particulier dans le cadre de la vie privée. Les atteintes à la dignité des femmes sont de mieux en mieux connues, bien qu’on comprenne encore assez mal les raisons pour lesquelles tant de femmes supportent ces violences. La raison principale en est l’absence de disposition d’aide et de protection de ces femmes qui, sans ces aides, risquent d’être dépourvues de tout et même de moyens de subsistance et de défense. Quand on se rend compte de l’immensité du désastre humain que cela représente on comprend qu’on est ici dans l’ordre de la nécessité et non dans celui de la liberté.

C’est de là qu’il faut partir, comme il a fallu partir de la misère ouvrière pour se demander comment la conscience et la volonté d’acteurs ont pu apparaître sur ces terrains, pour comprendre comment les femmes ont pris conscience d’elles-mêmes comme actrices possible de leur vie. Les plaintes étaient innombrables, les accusations moins nombreuses et l’opinion masculine était indifférente à la condition de celles qui avait été condamnées encore en 1848 comme non rationnelles et donc ne méritant pas le droit de vote. Plus la société s’enrichit et s’équipe de moyens de communication et plus semble s’aggraver la masse des préjugés et des traditions qui ont pour mission de renforcer la dépendance des femmes.

Je reviens ainsi à l’idée de dégager le mieux possible le sens qui se dégage de la voix des femmes elles-mêmes et qui m’est apparu très différent de tant d’études que j’avais lues pendant la préparation de ce travail et même souvent opposé à elle. C’est pourquoi j’ai voulu écouter une image opposée des femmes et entendre des voix qui parlaient non seulement de liberté ou d’égalité mais surtout de la création par les femmes d’une culture et d’une société nouvelles. J’ai cherché à écouter le plus possible le sens qui se dégage de tant d’études qui nous ont fait apprécier la misère et la violence subies par les femmes de manière plus juste mais sans prendre en considération les femmes comme actrices de leur propre vie.  Il y a, il est vrai, un racisme anti-femme qui, comme tous les racismes, réduit une catégorie humaine à être une espèce non humaine, animale. Il est important de rappeler que cette condition féminine n’était pas un produit de la misère mais d’une domination. Les femmes étaient chargées d’assurer des tâches matérielles comme l’alimentation, l’élevage et l’éducation des enfants. Il est inutile de rappeler que cette condition féminine n’était pas un produit de la misère mais d’une domination. Les femmes chargées d’apporter du plaisir aux hommes appartenaient aux mêmes catégories que celles qui n’avaient pas de belles toilettes et vivaient dans des vêtements de travail.

J’évoque ces situations et ces représentations, non pas parce que je les considère comme indépassables, une prison matérielle, maternelle et sexuelle mais parce que, ayant découvert de nombreuses femmes tout à fait différentes de ces images, je dois m’interroger, cette fois comme tant d’autres, sur l’apparition de la conscience et sur la formation d’une action qui même si elle n’est pas politique et donc est peu visible, n’en représente pas moins une force immense de changement qui est en train de transformer profondément notre culture.

Mais la distance est si grande entre les deux images, qu’on ne peut pas passer directement de l’une à l’autre comme si le printemps suivait l’hiver. Je fais ici l’hypothèse risquée, que pour passer d’une extrémité à l’autre de la condition féminine, il a fallu passer par plusieurs étapes intermédiaires qui ont été plus exactement des facteurs de facilitation d’une évolution aussi profonde.

La condition la plus évidente de ce renversement est l’entrée des femmes dans la vie publique, professionnelle, politique et surtout médicale et hygiénique qui ont permis que les femmes soient reconnues pour elles-mêmes et non pas pour les services qu’elles rendaient aux hommes et aux familles. C’est, chacun le sait en séparant la femme de ses rôles supposés fonctionnels et naturels, que la conscience des femmes a pu se répandre très vite. C’est la parole de la loi, adressée aux femmes, qui permet à celles-ci de se dédoubler, de libérer leur regard de leur condition, c’est-à-dire d’acquérir une conscience d’elles-mêmes pour employer un mot si longtemps condamné et interdit. On ne peut pas surestimer les transformations matérielles et surtout professionnelles comme origine d’un mouvement de libération des femmes qui se forma d’abord en Grande-Bretagne et aux États-Unis puis dans presque tous les pays européens. Tout cela est trop connu pour devoir être plus amplement rappelé.

Beaucoup moins simple à percevoir est un changement qui n’est pas de nature historique mais proprement culturelle et même philosophique. La création de la notion de genre, séparée de celle de sexe, a conduit à rechercher la racine de la conscience d’elle-même qu’ont acquise les femmes dans un domaine non social. Changement d’une importance décisive car on passe à côté du sens principal de l’action et de la pensée des femmes si on la réduit à une volonté d’égalité.

Je défends avec une force toujours croissante l’idée que la recherche de l’égalité fut, est et demeurera une impasse. Non pas parce qu’elle rencontre des résistances insurmontables mais parce que l’égalité obtenue signifie que les femmes seraient devenues des hommes, socialement parlant, puisque l’égalité signifie avant tout la disparition des facteurs culturels et sociaux, d’infériorisation des femmes. Je rejette cette démarche qui a été reprochée à Simone de Beauvoir, en particulier par Antoinette Fouque, mais il faut la prendre très au sérieux. J’y vois en effet non pas une vision limitée de la libération des femmes ce qui ne me semble pas juste car l’exemple de Simone de Beauvoir elle-même, telle que nous la connaissons maintenant, est au contraire celui d’une grande liberté sexuelle, d’une diversité d’attachement et de la force extrême de son grand amour. Mais si on continue sur ce chemin, c’est-à-dire si on définit le sexe féminin par sa libération du genre féminin on peut être conduit, pas nécessairement mais l’histoire nous montre l’importance de cette tendance, jusqu’à dégager le sexe, non pas seulement du genre, mais de la femme elle-même. Le mouvement Queer dont l’importance est presque sans égale, a opéré cette séparation et, par conséquent, a isolé des comportements, des désirs, des pratiques qui se combinent dans un nombre indéfini de figures qui traversent la séparation des genres, de sorte qu’un individu peut appartenir simultanément à plusieurs types de vie sexuelle. C’est l’aboutissement radical de la reconnaissance, maintenant acquise, d’une pluralité de conduites sexuelles comme l’indique le logo LGTB (Lesbiennes, gays, transgenres, bisexuels) à laquelle s’ajoutent les relations hétérosexuelles qui sont probablement pénétrées par d’autres types de vie sexuelle qui, à leur tour, ont aussi une composante hétérosexuelle. Ne serait-il pas plus clair de parler ici d’un nouveau libertinage ? Très éloigné de Laclos et de ses Liaisons dangereuses mais qui poussent au plus loin la décomposition du genre féminin en détruisant l’existence du sexe féminin lui-même.

Une conception « intérieure » de la  « libération des femmes » peut aboutir à ce libertinage, de manière plus consciente et cohérente que tout autre type de conduite. Il est donc hors de question de nier l’importance réelle de ce type de conduite, même s’il se heurte, comme tout autre, à la résistance à la fois du couple et de la famille qui impose à tous ceux qui y participent une forte identification et donc des limites aux conduites privées.

Mon scepticisme sur l’importance réelle de cette tendance, si importante qu’elle soit, surtout intellectuellement, est qu’elle se place encore à l’intérieur d’un ordre, c’est-à-dire d’une inégalité et surtout d’orientations culturelles qui ont été imposées par une longue période, définie moins par le machisme que par un type de société dominée par la concentration des ressources de toutes sortes dans une élite dirigeante qui conquiert le monde. Et d’abord, en luttant pour la possession des biens rares, en premier lieu, alimentaires puis en ouvrant de nouveaux territoires à la conquête et surtout ensuite en faisant augmenter d’une manière extraordinaire la productivité du travail en un temps très court et donc la quantité et la qualité des ressources disponibles. Cette élite conquérante est masculine, elle est séparée des tâches de reproduction conférées aux femmes qui s’occupent de la production agricole, du jardin et de la basse-cour, des enfants et de l’ensemble des biens de consommation. Tâches qui assurent aux femmes des formes importantes de pouvoir, en particulier sur les enfants, mais les subordonnent en masse à l’élite des hommes conquérants, des chevaliers, de la guerre, de l’industrie ou de la banque, à la domination desquels n’échappent que ceux qui gèrent le sacré.

Ni la lutte simple contre les inégalités, ni le libertinage n’ont la capacité de sortir de ce type de société. C’est pourquoi les revendications féminines s’expriment plus fortement en haut de l’échelle sociale qu’en bas.

Nous voici renvoyé au plus loin de la liberté imaginée comme ayant pour but une égalité qui ne peut pas être atteinte en fait, puisque ce n’est pas la domination des hommes qui est en cause mais un type de société fondé sur la conquête de la nature, qui donne la supériorité aux conquérants sur les autres membres d’une société et en particulier sur les femmes.

Il faut donc conclure que la « libération des femmes » ne peut être assurée que par un changement de société qui ne peut pas être le résultat de la seule action des femmes mais qui fait disparaître, en même temps que la domination des chevaliers, celle des hommes parmi lesquels se recrutent cette élite conquérante et guerrière. Cette conclusion replace l’action des femmes dans une transformation beaucoup plus large, dans le déclin et la chute de la société de conquête, mais du même coup elle donne à cette action une importance beaucoup plus grande que dans les autres interprétations puisqu’elle fait des femmes, non plus des victimes mais des protagonistes.

Nous sommes parvenus à la charnière de l’analyse : nous avons montré que la domination subie par les femmes leur était imposée, non pas par la « psychologie des hommes » ou comme conséquence « naturelle » de la pénétration du vagin par le pénis et de la fécondation de l’ovule, mais par un type de société qui s’est étendu sur des siècles d’histoire et dont le déclin et la fin représentent une coupure majeure dans l’histoire et a donc une importance exceptionnelle en transformant partout la situation des femmes qui sont aussi et surtout celles qui définissent et créent la nouvelle société, assumant ainsi le rôle central qui avait appartenu aux hommes.

Telle est dite en peu de mots, la raison pour laquelle je ne crois pas à une égalité complète des hommes et des femmes dans le cadre social traditionnel, même s’il faut reconnaître l’importance réelle d’une conception de la sexualité qui ne se définit que par la disparition des contraintes sociales qui définissent le genre féminin et sa dépendance.

Ce qui n’enlève pas toute son importance au nouveau libertinage mais le limite à l’intérieur de la vie « privée », alors que la transformation du cadre sociétal s’opère à un niveau tellement plus élevé car il existe à tous les moments et dans tous les types de sociétés un espace pour le libertinage comme pour la lutte contre la violence masculine qui accompagne le déclin de la société qui avait produit la domination masculine.

Mais ces formules nécessairement tranchantes et donc fragiles doivent être renforcées par une définition plus élaborée du nouveau type sociétal qui remplace celui qui était défini par la domination de certaines catégories d’hommes. Il est à vrai dire facile de repérer et de définir ce changement et ce retournement. Le temps des conquérants est terminé, au moins dans notre partie du monde ; nous ne croyons plus au progrès ; nous sommes devenus ambivalents à son égard. Nous nous inquiétons de la destruction de l’environnement, de tant d’espèces animales et végétales et de tant de cultures. Nous avons peur d’une détérioration du climat qui frapperait à mort une partie de l’humanité. Nous voulons sortir de notre société polarisée où les distances et les inégalités sociales étaient nécessaires pour donner de l’efficacité à ces élites dirigeantes. Mais notre besoin le plus profond, notre but déjà clairement exprimé est de reconstruire l’unité de la nature et des cultures, des conquérants et des reproductrices, du corps et de l’esprit en chacun d’entre nous.

L’acteur principal de cette reconstruction est l’ensemble des femmes parce qu’elles avaient été enfermées par la polarisation de la société dans des tâches définies par les besoins de la société. Les femmes ont subi bien des formes d’intériorisation ; mais l’élément central de leur dépendance est que le système social leur a refusé la subjectivité. Elles n’ont pas pu dire je, mais seulement nous, on, eux.

C’est pour cette raison fondamentale que les femmes sont les protagonistes du changement culturel qui s’opère depuis plusieurs décennies, qui ne peut pas être identifié au féminisme luttant contre des lois et des situations injustes, mais qui aurait été plus difficile, peut-être même impossible, sans les victoires du féminisme. Il s’agit d’un nouveau féminisme où d’un après-féminisme, car ce qui naît après le féminisme politique est beaucoup plus culturel en même temps que de profondes différences les séparent. Le premier féminisme a renversé des obstacles ; le second a engagé toute la société sur un chemin nouveau. Ce rôle des femmes comme protagonistes du changement culturel s’est traduit par le renversement des attitudes sociales à l’égard de la sexualité qui n’est plus au service de la reproduction sociale mais le moyen le plus puissant de reconstruction de la personnalité et donc de la société. Les femmes ont affirmé la spécificité de leur personnalité et du même coup de toute la société.

Au lieu de rejeter la sexualité féminine qui enfermait les femmes dans des fonctions jugées subalternes et contraignantes, ces femmes ont affirmé que c’est par la sexualité avant tout qu’elles se construisent comme femmes, car l’objectif principal des femmes, comme l’a montré une recherche récente, est de construire leur vie comme femmes, en premier lieu par la construction de leur sexualité.

Vivons-nous seulement la fin d’une longue période de création et de conflit et sommes-nous condamnés à l’insignifiance par la disparition de toutes les tensions qui étaient aussi les sources d’énergie? La réalité est moins décourageante car les problèmes et les préoccupations qui dominent notre époque ne sont pas dans le prolongement de ceux de l’époque antérieure. En fait, nous vivons une réaction très vive contre le modèle de société que j’ai déjà évoqué. Un grand doute s’est répandu, en particulier dans les pays européens qui n’exercent pas d’hégémonie. Nous avons peur que ce modèle, fondé sur la polarisation, qui a produit profits et conflits, nous conduise vers la catastrophe ; nous craignons qu’il ne détruise les conditions même de notre vie sur terre et qu’il n’entraîne des inégalités et des exclusions explosives.

C’est le thème écologique qui est le plus angoissant. Nous ne pouvons plus faire comme si notre environnement pouvait supporter n’importe quel usage de ses ressources, alors même que nous savons qu’une politique irresponsable pourrait provoquer une forte élévation de la température. Ces évidences lourdes de menaces graves nous conduisent à penser qu’au lieu de vouloir conquérir toujours plus, nous devons chercher à combiner production et nature, croissance et protection de l’environnement. Nous devons penser aussi aux menaces qui pèsent sur la diversité des cultures comme sur celle des espèces. On le voit vite : il faut renverser notre orgueilleux modèle de développement et songer à combiner plutôt qu’à détruire.

Mais quels sont les acteurs qui peuvent opérer ce renversement de prospective et de programme ? La réponse que j’ai déjà donnée apparaît maintenant presque évidente : ce sont les femmes, parce qu’elles ont été des victimes extrêmes du modèle de la polarisation. Ce sont elles qui cherchent à recoudre ce qui a été déchiré, à combiner les orientations et les acteurs sociaux qui ont été opposés les uns aux autres. Ceci n’est pas de ma part une hypothèse aventureuse, c’est le résultat d’une recherche menée avec des femmes, individuellement et en groupes. Contrairement aux réactions qu’on leur prête, ces femmes ne se sont jamais définies comme des victimes mais de manière très affirmative, comme des femmes dont le grand projet, constamment présenté, est de se construire pendant toute leur vie comme femmes, autour de leur sexualité et leur corps.

Ce qui est nouveau et qui provoque les plus grandes résistances est la volonté clairement exprimée par les femmes d’aujourd’hui de placer le rapport à soi au-dessus du rapport à l’autre. Formule qui n’entraînait pas de condamnation quand elle était employée par les hommes mais qui est interprétée comme égoïsme et indifférence aux autres, quand il s’agit des femmes. Ce qui est un contresens très lourd car cette expression signifie que la réussite la plus grande d’une relation amoureuse, en particulier pour une femme, est la construction de soi-même comme amoureuse, comme capable de créer, à partir du désir sexuel un amour qui est capable de se transformer et de devenir aussi un moyen de se créer soi-même.

C’est donc dans l’univers de la représentation de soi et par conséquent de la culture que les femmes se placent elles-mêmes. Assurément aucune ne nie que des femmes, beaucoup de femmes, sont des victimes ; un certain nombre de celles qui ont parlé sentent qu’elles ont été ou sont des victimes, mais elles donnent la priorité à l’affirmation de soi comme femme. J’ajouterai que ces femmes qui défendent partout la mixité comme l’égalité reprennent avec conviction la célèbre revendication de Virginia Woolf, « Une chambre pour soi », et souhaitent pouvoir vivre à certains moments dans des espaces non mixtes. Cette conscience des femmes qui forme un post-féminisme ou un nouveau féminisme qui repose sur l’affirmation de soi est pleinement présent dans le titre qu’Antoinette Fouque a donné à son livre classique : Il y a deux sexes[1].

Cette déclaration est aussi faussement simple, aussi profondément juste que toutes les voix que j’ai entendues dans mon travail avec les femmes. Au début cette voix, je ne l’avais pas bien perçue, tant elle était couverte par le bruit des campagnes et des polémiques. Mais depuis ma première lecture de Il y a deux sexes  je l’ai constamment entendue, plus nette, plus audible que les autres. C’est une voix à la fois insistante et retenue, chargée de passion, pleine d’une imagination créatrice et révélatrice de secrets. Pour elle la génitalité des femmes, créatrice de vie au-delà du plaisir est l’arbre de vie – enraciné à la place où venait s’ériger le phallus – sur lequel se branche toutes les expériences, celles des femmes et celles des hommes. Pour elles l’engendrement d’une femme par une femme est l’expression de la plénitude de soi dans le rapport à un ou une autre. Et cette affirmation est d’autant plus forte qu’elle revendique pour la femme une autre identité que celle de mère. L’expérience de la grossesse, associée à la revendication de liberté et d’égalité lui permet d’aller beaucoup plus loin que la simple égalité. D’abord vers la reconnaissance de la différence et, surtout, vers l’affirmation de la production génitale qui donne aux femmes la possibilité de ce qu’elles nomment un faux modèle dans une démocratie hantée dès l’origine par l’exclusion de l’autre par « l’envie de l’utérus », qu’elle a très tôt identifié comme la haine de la femme-mère, l’expropriation et la forclusion de son corps comme lieu de création de l’être humain, du vivant-pensant.

Nous en arrivons au cœur de la pensée d’Antoinette Fouque, aux nouveaux contrats humains qu’elle a élaborés et qu’elle définit pour les femmes à l’intérieur du grand renversement culturel que j’ai évoqué et dont l’écologie est l’expression la plus générale. « Ainsi, écrit-elle, de même que l’écologie tente d’établir un contrat de droit et de devoir entre l’être humain et la nature, le « contrat humain » tel que je le propose, devrait permettre l’établissement de nouveaux droits et de nouveaux devoirs entre les hommes et les femmes mais aussi entre les unes et les autres et ces sujets transitoires que sont les enfants. Car la production du vivant est tripartite, le deux ne doit pas exclure le tiers et l’humain adulte est à la fois le fruit de sa double origine hétérosexuée, de sa double lignée et de l’enfant qu’il ou elle fut. Le nouveau contrat humain renouerait le lien vital avec le lieu et le temps matriciel, ferait les hommes et les femmes partenaires d’une alliance multiple : alliance entre elles, entre eux, entre elles et eux, alliance avec leur nature propre »[2].

Comment ne pas souhaiter que des réflexions comme celles d’Antoinette Fouque deviennent très vite connues de tous et que l’opinion en France et ailleurs comprenne l’importance de transformations qui devrait être aussi facilement acceptée que les nouvelles technologies de l’information. En attendant une telle évolution et parce que nous savons qu’elle se heurte encore à mille symboles de la domination masculine, il faut que nous reconnaissions l’importance de la présence de l’action et de la pensée d’Antoinette Fouque.

On peut d’ailleurs constater le développement rapide des activités entre femmes qui sont dans la continuité de la pensée de Virginia Woolf. Les femmes disent et redisent qu’elles ne veulent pas créer une société de femmes mais une société qui dépasse l’opposition entre hommes et femmes, opposition si fortement hiérarchisée. Ce qui ramène à un problème classique, constamment présent depuis la naissance de la société industrielle : comment dépasser une contradiction tout en renforçant le rôle protagoniste de la catégorie qui dirige ce dépassement. Comment l’action de la classe ouvrière peut-elle mener à une société sans classes ? L’histoire nous a montré combien il est difficile de répondre à cette question  autrement qu’en validant une dictature du prolétariat qui porte en elle la dictature sur le prolétariat qui a défini le pouvoir communiste. Doit-on créer une dictature féministe ? Le danger apparaît quelquefois quand un certain féminisme radical pense que dans tout homme il y a un violeur. De telles positions détruisent naturellement toute possibilité de concevoir de nouveaux rapports entre hommes et femmes.

En revanche, il est vrai que les hommes qui ne défendent pas en général leur ancienne domination participent peu à la construction d’un nouveau modèle culturel et résistent à la transformation de leur rôle familial. On pourrait parler plutôt de leur passivité que de leur opposition, de leur ambivalence plutôt que de leur rejet d’une domination féminine. Et une telle expression n’est-elle pas scandaleuse quand on découvre l’immensité des pressions encore sur les femmes, en particulier dans la famille et dans le couple.

Le parallèle qui reste encore sans réponse est : les hommes se fondent-ils dans cet ensemble social crée par les femmes mais qui dépasse les anciens rapports entre hommes et femmes ou vont-ils garder ou acquérir de nouvelles fonctions ? La prudence est de répondre en pensant à l’importance du domaine féminin dans les sociétés traditionnelles. Il faut donc prévoir que les hommes gardent une certaine autonomie et donc un certain pouvoir. L’hypothèse la plus simple est que dans cette nouvelle société orientée « vers le dedans » les hommes gardent un rôle prédominant dans les activités tournées vers « le dehors », c’est-à-dire les tâches d’exploration, de calcul et d’organisation. Ce qui représente un domaine considérable mais qui n’exerce plus une influence déterminante sur l’essentiel de la société. Celle-ci ne sera pas demain une société scientifique et technique ; elle sera plutôt une société de communication et de réflexion sur soi, une société de construction de soi et de recherche des moyens de lutter contre la destruction de soi.

Ce qui nous conduit au problème du corps qui occupe déjà une place très considérable étant donné la diversité des « techniques du corps », des plus simples aux plus élaborées qui ont été développées d’abord par les femmes suivies par les hommes.

Au-delà de ces manifestations relativement simples du souci du corps, il faut en effet donner une importance plus grande à la grossesse qu’à la maternité qui n’est pas totalement différente de la paternité alors que la grossesse n’a pas d’équivalent chez l’homme.

Ce thème n’est pas facilement accepté ; beaucoup de femmes le trouvent beaucoup trop traditionnel et craignent qu’il enferme la femme dans sa fonction de procréation. Objection bien peu solide car personne n’a proposé de défendre la femme par cette fonction même. Ce qui est bien différent c’est qu’on a voulu souvent souligner l’importance la grossesse dans la construction d’un rapport de la femme à soi-même, ce qui fonde non pas sa supériorité sur l’homme, mais son rôle de protagoniste dans le nouveau rapport des individus avec eux-mêmes.

Ces réflexions sur les femmes et leur rôle de victimes et surtout de protagonistes dans les sociétés actuelles peuvent-elles et sont-elles menées aussi loin par des hommes que par des femmes ? L’idée que seules des femmes peuvent parler des femmes est absurde et aboutirait, si elle était adoptée, à supprimer d’un trait de plume toutes les études historiques ou anthropologiques. Mais dans la pensée comme dans l’action, les femmes sont surtout les protagonistes du fait que leurs paroles et leurs écrits transforment directement leur situation puisqu’elles sont les actrices de transformations culturelles qui enlèvent aux hommes leur position dominante. Il n’y a rien de choquant à ce que la grande majorité des travaux faits sur la situation et l’action des femmes aient été faits par des auteures femmes, mais cela ne constitue d’aucune manière une objection contre une réflexion sur les femmes et le féminisme venant d’un homme.

Tout nous pousse donc vers la reconnaissance de la nouvelle conscience des femmes, protagonistes de la nouvelle culture. Et pourtant ce qui s’est passé dans les esprits et les corps se voit peu. Non pas que cette nouvelle orientation n’existe que faiblement, mais parce qu’en réaction contre l’héroïsme des grandes batailles nous semblons être revenus aujourd’hui à la femme objet qui se met au service du désir de l’homme, non pas que cette image corresponde à toutes les femmes, mais parce qu’elle est portée par des médias, par la télévision surtout et par les magazines « people ». Comment nier que se soit produit un recul souvent extrême et que l’orgueil masculin triomphe partout de nouveau, tandis que s’étendent au pied de l’homme des sirènes bien maquillées.

Sans tomber dans des simplifications ridicules, il faut admettre que cette image traditionnelle de la femme qu’on voit réapparaître avec tant de force est l’œuvre des médias et du monde de la publicité qui utilisent les figures féminines pour faire vendre ce qu’ils produisent. Au moment même où les problèmes de la vie personnelle prennent une importance croissante dans une société de consommation il arrive aussi que la culture des femmes soit recouverte par une épaisse couche de message politique et médiatique. Le mouvement de libération des femmes sous ses anciennes comme sous ses nouvelles formes n’aurait pas autant d’importance s’il ne se heurtait pas à une politique concertée de déserotisation des femmes et même des hommes pour déplacer sur les objets à vendre la charge érotique qu’on a volée aux femmes. Il existe bien un conflit ouvert entre la volonté de beaucoup de femmes de créer un nouveau rapport de soi à soi et les moyens matériels considérables qui sont mis au service d’une réinvention de la femme – Barbie. Les femmes se construisent autour de leur sexualité et sont les protagonistes d’une culture qui dépasse l’opposition des deux sexes. C’est la grandeur du mouvement féministe que d’avoir de plus en plus renforcé l’union de la femme dans ses besoins universalistes et de la femme qui cherche à recréer l’unité de son corps, de son désir et de ses amours, de son engagement dans la vie publique et de sa passion pour sa vie privée.

 

Février 2008

 

[1] Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, Gallimard, 1995, édition revue et augmentée 2004.

[2] Op. cit. p. 77.

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