Table ronde autour de « Accueillir l’autre : l’hospitalité charnelle »

octobre 2016 |

François Guery

intervention aux Rendez-Vous de l’Histoire de Blois – 6 au 9 octobre 2016

 

Je pense que ces évènements qui viennent d’être évoqués, cette situation géopolitique où la femme est traquée, n’a pas droit à être ce qu’elle est, où sa dignité est contestée (quoiqu’en même temps, sous le voile de discours souvent amoureux qui dissimulent cette hostilité et ce combat pour la domination, tournent autour d’une question qui, à mon sens, n’a jamais été examinée avec autant de force que par Antoinette Fouque, avec qui j’ai eu de longues relations amicales, intellectuelles, depuis l’épisode France-Culture d’il y a maintenant presque quinze ans où nous avons partagé un certain nombre d’émissions.

Jamais, à mon avis, n’a été dit avec autant de force que cette dignité de la femme, qui est contestée, tient à sa capacité à porter l’humanité, c’est-à-dire cette capacité tout court à porter l’état de grossesse qu’elle a appelé dans un ouvrage « gravidanza », cet état où la femme porte un être qui sera humain, lorsque ce qu’on pourrait appeler un travail – mais c’est plus que ça – aura été accompli : travail du corps, mais aussi bien sûr travail de la pensée, et finalement il faudrait, je crois, lui donner une portée métaphysique, théologique et mythologique. Elle a un rôle décisif dans la création. En réalité, cette procréation qu’on croit dérivée de la création est en fait sa véritable source. Si bien que si on veut aller, non seulement à la source de ces guerres géopolitiques, mais aussi à la source des errances d’une très longue civilisation qui a adopté un tour à peu près uniforme depuis les premiers textes égyptiens il y a cinq millénaires jusqu’aux religions du Livre (je parle aussi bien de la Torah, de la Bible, du Nouveau Testament ou bien sûr du Coran), cette civilisation qui a pris cette tournure monothéiste repose sur une déformation, un déni, de ce qui est contenu dans l’état de la gravidanza, de la gravidité de la femme – état qui, à mon sens, n’a pas été interrogé dans sa vérité et, je le répète, je dois à Antoinette Fouque de m’avoir révélé cette source, qui est une source de pensée, qui est aussi bien sûr une source d’action, et surtout une source éthique où c’est , évidemment, une leçon de respect, une leçon de respect de l’humain et une leçon de respect de ce qui permet à l’humain d’être humain.

Ça fait naturellement beaucoup de questions… J’en ai évoquées trois, qui est création, pensée et être. Je vais essayer d’examiner cette trilogie, en partant précisément de ce qu’est l’accueil puisqu’ici, on l’a vu, la question de l’accueil, qui est liée à la question du départ, de la migration et aussi éventuellement, bien sûr, de l’errance, est au centre de ces guerres géopolitiques qui nous bouleversent en ce moment et depuis quelque temps. Taslima Nasreen tout à l’heure l’a souligné : elle est dans une errance parce qu’elle est chassée de chez elle, en même temps cette errance est, si je puis dire, modérée, humanisée par le fait qu’elle est partout reçue, reçue en amie. Si bien que le départ n’est une errance que si la destination et l’accueil ne fonctionnent pas, si on se retrouve, si on veut, devant le mur de l’indifférence, de la solitude ou de l’hostilité. Que veut dire « accueillir » ? Et si nous employons en français le mot « enceinte », c’est aussi parce qu’il y a quelque chose de commun entre la femme enceinte et toute autre structure d’accueil : que ce soient des villes, que ce soient des maisons, que ce soient plus généralement des lieux même extrêmement modestes, cette question de l’enceinte qui protège, l’enceinte qui abrite, est au centre d’une éthique de l’accueil et elle est aussi au centre d’une éthique de la grossesse et de la procréation. C’est ce que je voudrais essayer d’examiner – très vite bien sûr puisqu’il faut rester schématique – dans un premier temps.

Cette question de l’accueil a été évidemment traitée depuis l’Antiquité puisque les villes, les villes grecques en particulier, étaient des enceintes fortifiées mais recevaient des voyageurs, et les recevaient en amis. Je souligne d’abord que l’accueil d’un voyageur n’est pas la même chose que l’intégration d’un voyageur dans la maison pour qu’il y reste comme membre de la maisonnée : l’accueil est quelque chose de provisoire, c’est un transit, c’est une traversée, d’autres accueils l’attendront. Autre caractéristique qui me paraît décisive, c’est que celui ou celle qui est accueilli doit être accueilli pour ce qu’il est, sans porter atteinte à ce qu’il est, et si possible non seulement pour ce qu’il est mais aussi lesté, quand il repartira, de quelque chose qui s’y est ajouté, ne serait-ce que d’avoir été reçu par des amis, d’avoir bénéficié de leur compréhension et aussi de ce qu’ils avaient à lui apporter.

Donc l’accueil est quelque chose d’actif, quelque chose aussi qui à mon sens repose, je dirais, sur une casuistique : tous ne peuvent être accueillis puisque l’enjeu est de conserver le caractère d’abri au lieu qui accueille. Si naturellement un lieu accueillant recevait des ennemis qui le détruisent, il ne serait plus un abri, et donc l’accueil est nécessairement une casuistique. Je cote rapidement, puisque je suis imbibé de philosophie notamment antique, des réflexions étranges de Platon dans La cité, qui pourraient presque sembler humoristiques. Il dit qu’on a des chiens, à l’entrée, qui filtrent en quelque sorte les voyageurs, on les choisit à cause de leur flair : ils savent qui est ami,qui est ennemi, qui est dangereux et qui au contraire va apporter la chaleur, le cœur, qui est acceptable, qui est recevable, qui est l’ami de la maison. Cette notion d’ami de la maison a été traitée aussi par un écrivain allemand qui s’appelle Hebel, le texte s’appelle effectivement L’ami de la maison, il décrit les choses ainsi : « La lune veille sur les hommes qui dorment la nuit. » Et donc quelqu’un veille. C’est la lune, figure mythologique. Mais ceux qui dorment n’ont pas à craindre de la nuit, avec ses dangers, parce que la lune veille. Et donc, dans ce texte de Hebel, très beau, la lune est l’amie de la maison.

S’il y a une éthique de l’accueil, c’est qu’elle est hébergement, amitié ; elle est aussi une veille ou une garde. D’ailleurs, si on voulait développer ce point qui est philosophique mais qui est aussi linguistique, philologique, il faudrait insister sur le fait que par exemple le verbe allemand qui signifie accueillir est « herbergen » / ?/ a donné en français, puisque c’est un équivalent, « hébergement », « héberger », mais aussi « auberge » et aussi « berger » tout court puisqu’en réalité le berger est celui qui garde. Donc garder, veiller sur, veiller tout court, ce sont les qualités de l’accueil.

C’est pourquoi je crois que la femme enceinte développe, dans son état – mais cet état n’est après tout pas quelque chose de passif ou de simplement reçu, c’est un état qui peut être naturellement voulu et même recherché en quelque sorte comme une des significations profondes de l’existence, cet état est aussi un état de garde, de veille. Il y a une éthique de la grossesse.

Et je voudrais essayer d’exprimer ici très rapidement ce que j’ai compris du récit qu’Antoinette Fouque a fait à de nombreuses reprises d’ailleurs de sa propre grossesse. Elle y voit, et le terme semble inattendu, une pensée. Mais naturellement, quand on dit pensée, on imagine connaissance, méthode, etc. Non, penser est quelque chose de plus profond et de plus actif, ou de plus agissant, puisque « penser à » c’est rendre présent ce qui ne l’est pas, faire surgir dans une présence ce qui pourtant n’en a pas, avoir une pensée pour, etc. Et cette pensée qui est inhérente à l’état de grossesse, Antoinette en a fait, je dirais, une condition d’être. La différence entre l’accueil dont on a parlé tout à l’heure dans un lieu hospitalier mais qui ne l’est que parce qu’il le choisit, et d’un autre côté la grossesse, c’est qu’un lieu hospitalier reçoit des vivants humains avec leurs caractéristiques, leur histoire, leur personnalité et leur culture ; au contraire, cette individualité, cette personnalité, cette histoire, sont à forger dans le cas de la femme enceinte, si bien que la pensée de la femme a une caractéristique qui n’est pas seulement psychique, elle est aussi réelle ou réalisante, il en sort un être viable. Et donc ce transit, cette transition dont on a parlé à propos de l’hospitalité a ici un caractère absolument décisif puisque ce qui est entré n’est après tout qu’un ovule fécondé et ce qui en sort est un vivant humain, susceptible de parler, susceptible d’entrer en interaction. Quelque chose a donc acquis une maturation au cours de cet état, qui n’est pas simplement un état du corps ou de la chair, mais qui est aussi un état de pensée, un état de souci, un état de veille, et aussi un état où ce que j’ai appelé où garder, « bergen », prend toute sa portée.

Je ne peux pas terminer cette analyse incroyablement schématique et rapide, ce fait qu’une pensée soit, d’une certaine manière, responsable d’un être, communique avec l’être et lui donne une présence qu’il n’avait pas au départ, sans évoquer la façon dont non seulement les religions mais les mœurs, les rituels, les formes sociales, les formes de pouvoir, ont en quelque sorte capté et volé cette puissance.

Une des thèses d’Antoinette Fouque était qu’il y a « envie d’utérus » ; et cette envie d’utérus, qui est en quelque sorte parallèle ou symétrique de cette envie du pénis que la psychanalyse a si largement diffusé, est l’envie de ce pouvoir de création. Pouvoir de création qui est une pensée, qui est aussi bien sûr une chair, et qui est finalement une capacité à conférer l’être, à donner l’être, comme si d’une certaine façon cet être qu’on a devait être pour une part reversé dans un futur être à naître. Je pense que toutes les religions du Livre, mais bien plus anciennement encore en particulier les grandes mythologies orientales ou égyptiennes, ont essayé de présenter la création comme quelque chose qui n’a pas à voir avec la procréation, qui lui prend son pouvoir et qui est le fait d’un esprit désincarné. Dans des textes égyptiens vieux de plusieurs millénaires, il y a l’idée d’un esprit qui est un souffle et qui est essentiellement masculin et qui, par un artifice quasi artisanal, fabrique l’homme et la femme, qui ensuite seulement par la procréation donneront les générations successives. On cherche donc, si on veut, un principe de création qui n’ait pas à voir avec la procréation.

Je reviens à ce que j’ai dit au début : si on va à la source, la dignité de la femme tient à ce qui lui a été en quelque sorte volé pour être approprié par une théologie, et en particulier, plus encore que tout, par les trois grands monothéismes auxquels nous nous heurtons aujourd’hui dans leur violence, dans leur force de destruction. Si la question de la femme était prise comme elle doit l’être, c’est-à-dire comme source d’être, je crois que ces monothéismes seraient attaqués à leur racine.

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