Cette pensée qui m’accompagne
Jean-Pierre Sag
in Penser avec Antoinette Fouque, des femmes-Antoinette Fouque 2008
Dans ma pratique clinique comme dans mon enseignement artistique, je me rends compte que ce qui me passionne, c’est de « faire naître » : j’aime faire découvrir à mes analysants ce qu’ils ne savaient pas savoir, j’aime œuvrer à délivrer la créativité de mes étudiants et, à un niveau plus humble, j’aime tout simplement faire plaisir, c’est-à-dire, là encore, contribuer à « faire naître »… de la joie de vivre.
« Faire naître ». Ce désir chez un homme est-il nécessairement suspect ? Pulsion d’aide liée à une culpabilité ancienne à réparer ? Ou encore sourde envie à l’égard des capacités de la mère ? de ma mère lors de ses grossesses de mes frères et sœur ? Rivalité masculine ordinaire ?… Des images d’enfance ont en effet soudainement resurgi après la relecture de ce passage de Gravidanza : « La symbolisation phallique est un substitut à ce qui est perçu et envié par le petit garçon, ce qu’il perçoit de la créativité du corps femelle quand il voit la mère enceinte. L’envie de pénis vient après en projection : ce n’est pas moi qui envie ta libido utérine, c’est toi qui envies mon petit pénis de garçon »[1]. L’envie ultérieure chez l’homme adulte qui devient père ne peut être que dérivée de cette expérience infantile.
Vraies questions, car, même si Antoinette Fouque a toujours affirmé que la symbolisation procréatrice est valable pour les deux sexes [2], il n’en reste pas moins que « les hommes n’ont pas cette capacité, dans leur corps, de procréer, de revivre l’expérience de la mise au monde sur le mode actif. Cela crée pour eux une frustration, une envie d’utérus qui semble insurmontable ; ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas considérer la gestation comme moment de la psyché, parce qu’ils n’en ont pas l’expérience. Si cette envie d’utérus était reconnue, elle pourrait se sublimer en gratitude. Le lien vital au matriciel, au maternel, serait renoué et levée l’anamnèse sur ce qui est forclos. » [3]
C’est dire que la pensée d’Antoinette Fouque ne cesse de me questionner, de me déstabiliser, mais aussi de me vitaliser et de me bouleverser, tant intellectuellement qu’émotionnellement.
J’ai fait six années de psychanalyse avec elle. Cette expérience singulière a nécessairement coloré ma réception de sa pensée. D’autant plus que j’ai toujours eu la conviction que la transmission existentielle et même intellectuelle comportait une dimension radicalement affective.
Une aporie socratique butait sur la question de savoir comment transmettre l’excellence, la vaillance, la virtuosité, le rayonnement, l’authenticité personnelle, l’art et la beauté du vivre humain, ce que les Grecs nommaient areté et qui fut traduit par « vertu » [4]. Les meilleurs, comme Périclès, n’ont pas su transmettre cette « vertu » à leurs propres enfants, déplorait Platon, et il n’y a point d’école pour l’enseigner. Alors, Platon imagina un temps que c’était la relation amoureuse qui pouvait être la meilleure éducatrice de cet inenseignable. L’amour de transfert est-il autre chose ?
L’expérience de la cure psychanalytique prête voix, souffle, cœur, rythme, palpitation aux mots et aux silences. Le silence s’écoute, bien sûr. Et l’écoute silencieuse de l’analyste se fait entendre aussi par la co-présence des corps. Les gestations énigmatiques de l’inconscient suivent les méandres d’une temporalité de longue portée et accompagnent toute une vie… Même si c’était il y a plus de trente ans, les harmoniques de mon analyse sont engrammés et prêts à déployer leurs imprévisibles réminiscences…
Dans ses Leçons d’introduction à la psychanalyse, Freud écrit malicieusement : « Il n’arrive pas souvent à la psychanalyse de contester ce qui est affirmé par d’autres ; généralement, elle ne fait qu’y ajouter du nouveau et, à l’occasion, il se trouve que ce qui avait été omis par d’autres et ajouté par elle constitue précisément l’essentiel »[5]. Cette remarque, Antoinette Fouque pourrait la faire sienne, mais par rapport à la théorie psychanalytique elle-même. On peut lire dans Il y a deux sexes : « Loin de vouloir détruire le corps de la construction freudienne, admirable en ses fondations et en son faîte, de la cave au grenier, il s’agirait de le restaurer en certains points, et de l’agrandir de quelques pièces supplémentaires indispensables. Du côté des généalogies, des actes de naissance, des noms propres, des liens de familles, il est temps de reconsidérer la fonction matricielle, la responsabilité maternelle, la place du sujet-femme dans cette maison ; en un mot, penser l’après-patriarcat pour s’inventer hommes ou femmes, mais ensemble »[6].
« S’inventer hommes ou femmes, mais ensemble », cela aurait pu être la formule qui m’a donné l’élan de faire une psychanalyse avec Antoinette Fouque. Jacqueline, qui partageait ma vie jusqu’alors, participait déjà au groupe « Psychanalyse et Politique » ; c’est donc par elle que se fit le lien. « S’inventer hommes ou femmes, mais ensemble ». Le « ensemble » était un enjeu décisif. On ne se lance cependant pas dans une entreprise de longue durée comme une cure psychanalytique pour des raisons claires, ni pour des formules, mais bien pour des motifs inconscients méconnus, essentiellement marqués par l’urgence de la souffrance psychique. En tout état de cause, le choix d’un analyste n’est jamais indifférent, encore moins lorsque cette analyste est l’une des fondatrices du MLF.
Au début de mon analyse, aussi curieux que cela puisse paraître, l’idée ne m’est pas venue de payer mes séances : acte inconscient d’évitement ou transfert à l’égard d’une mère à qui l’on ne devrait rien ? Pendant tout ce temps de relation parasitaire, antérieure même à l’économie de troc, aucun rappel à l’ordre de la dette ne me fut adressé. Jusqu’au jour où la question du prix à payer pour mon analyse s’imposa à moi. Moyennant quelques angoisses pour trouver une issue entre ce qui pouvait relever d’une économie de la gratuité, du don, du sans-prix, et ce qui devait tenir compte du prix du travail, de l’effort d’écoute, du temps de disponibilité, une solution fut finalement trouvée qui me permit par la même occasion d’honorer les séances impayées. Un contrat anal édicté dès le départ peut être rassurant pour l’analyste (surtout quand celui-ci impose un tarif correspondant à l’auto-évaluation de son propre talent), et rassurant pour l’analysant (car par la dette acquittée il s’affranchit du coût de sa culpabilité), mais ce contrat type, nécessaire et structurant, court-circuite de fait un espace psychique de questionnement ou tout au moins le retarde.
Pendant une bonne période de mon analyse, j’ai erré du côté d’un désir de proximité avec les femmes, en ayant à l’esprit une longue lignée de figures chères à mon cœur . Je pensais que ce désir de proximité exigeait l’accès à ma propre féminité. Cette quête fut accueillie par un silence hospitalier, mais – c’est du moins ce que j’imagine aujourd’hui – sans enthousiasme particulier. Je ne savais pas, à l’époque, que la recherche de la féminité aussi bien pour les femmes que pour les hommes n’était pas le truc de mon analyste. Ironie de l’histoire, l’un des premiers insights qui éclaira ma cure fut la découverte que j’étais un homme. J’avais grandi dans la certitude que mon père, qui avait quitté ma mère lorsque j’avais dix ans, était haïssable ; par suite, le statut d’homme m’apparaissait peu désirable. Or, au détour d’une séance, où je devais être revenu pour la énième fois sur les frasques de mon père, mon analyste se contenta de dire : « Mais, de son point de vue, il choisissait la vie, une autre vie, la liberté ». La remarque apparemment anodine eut un effet déterminant. Un autre point de vue sur le père était donc envisageable. Un autre point de vue rendait possible pour l’homme que j’étais un support d’identification, non marqué par l’infamie, dynamisant du même coup d’autres séries d’identification à d’autres hommes. Ce remaniement psychique a eu évidemment un certain nombre de répercussions. J’ai notamment pu réintégrer autrement que sur le mode du symptôme mes ambivalences majeures.
Cette expérience de vérité acquise lors de ma cure est, je crois, toujours à l’œuvre dans mon travail d’écoute psychanalytique…
La question des incidences cliniques de la pensée d’Antoinette Fouque a été posée très tôt, dès 1975, par Serge Leclaire qui poursuivit avec elle un travail devenu public à partir des journées de « Confrontation » en mai 1977[7]. Ils se proposent alors de continuer ensemble « la partie qui les concernait tous les deux »[8] dans un lieu analytique ; Leclaire propose l’École Freudienne, Lacan refuse : « Pas de deux » ! Mais en 1979, au symposium sur l’inconscient de Tbilissi, Serge Leclaire persévère : « Depuis dix ans environ, c’est d’un autre type de mouvement que la psychanalyse, sans le savoir encore, s’anime ou se ranime […] : je parle du mouvement des femmes, nommément : le groupe « Psychanalyse et Politique », animé par Antoinette Fouque ». La belle page conclusive de la communication de Serge Leclaire – qui mérite d’être citée intégralement – concernait à ses yeux, à n’en pas douter, non seulement l’avenir du mouvement psychanalytique, mais l’avenir d’une humanité sexuée :
« On avait toléré, non sans condescendance, que [les femmes] assimilent les idéaux séculaires de l’ordre asexué des hommes, celui qui ne fait état que d’un seul genre, dit humain, où ne peut s’épanouir, au mieux, qu’une société de frères, fraternité sans sexe, bien entendu ; on avait donc toléré que nos « sœurs » (vivre comme frère et sœur veut dire vivre hors sexe) deviennent ce qu’on appelle, à juste titre, des féministes, c’est-à-dire les représentantes féminines du genre unique. Mais que, maintenant, bravant l’adage « machiste » : « Sois belle et tais-toi », elles se mettent à parler, et même à penser, voilà qui outrepasse le seuil de tolérance des sociétés paternalistes, de tous types. C’est que, ce faisant, elles bouleversent subtilement, mais radicalement, les fondements les plus soigneusement méconnus des idéologies dominantes, en imposant une autre pensée où le corps a sa raison et la dit. Elles s’affranchissent ainsi, sans retour possible, de leur enfermement séculaire et traditionnel dans les fonctions de donner leur corps pour le repos du guerrier, ou leur âme comme muse au poète, de faire de l’autre sous forme d’enfants, ad majorem Dei gloriam : elles donnent enfin lieu à de l’autre hors de portée de toute prise réductrice : des femmes, et du même coup des hommes.
Juste retour des choses, si l’on se souvient qu’aux origines de la psychanalyse, ce sont des femmes qui, se prêtant aux bons soins de « docteurs », ont permis la découverte de la psychanalyse, laissant une fois de plus aux hommes le bénéfice d’exploiter ce qu’elles avaient à dire.
Il n’y a point d’avenir du mouvement psychanalytique qui ne passe par la levée d’une hypothétique encore secrètement inscrite : celle du statut d’otage de l’hystérique (femme ou homme), dans son rapport à l’œuvre du Maître. » [9]
En 2005, dans ce qu’elle a appelé « Le discours du (de la) féministe », Antoinette Fouque revient sur le fameux « discours de l’Hystérique » de Lacan : s’il éclaire par régression le discours du Maître, il ne permet pas pour autant à « l’hystérique, il ou elle » d’y trouver « un sexe à soi ». Elle précise : « Il n’y a pas de rapport sexuel. Entendez : « Il n’y a pas de libido femme, il n’y a pas deux sexes symbolisables ». Lacan refuse que se tienne un séminaire sur ce thème, proposé par Serge Leclaire et moi. En revanche, il paraît recevable aujourd’hui, devant l’hégémonie de l’appellation « féministe » et le rejet sans cesse réaffirmé du concept « femme », de fabriquer, sans sexe, un discours hybride et post-moderne. Face au discours du Capitaliste, chiasme entre le discours de l’Hystérique et le discours de l’Universitaire, le discours du (de la) Féministe serait une sorte de chimère stérile, un croisement de genres, un chiasme syntactique des discours de l’hystérique et de l’obsessionnel. Ainsi le discours du Capitaliste se renforce et progresse par émancipation libertine du discours du (de la) Féministe. »[10]
Et elle va plus loin que la simple levée du statut d’otage de l’hystérique, en envisageant l’alternative radicale suivante : « Et si ce qui échappe au Symbolique permettait à une femme de s’échapper, à des femmes d’exister ? » Donc, ce qui échappe au Symbolique et qui est taxé d’impossible par Lacan constituerait précisément – ironie de la procréation – le chemin par où s’échapper du Symbolique, le prétendu non symbolisable étant le forclos de la procréation ou la « forclusion du corps de la mère ».
Si la visée normalisante de la psychanalyse tend à reconduire l’hégémonie du « il n’y a qu’une libido », on comprend que la cure classique puisse renforcer « la programmation névrotique ou psychotique » des analysants et particulièrement des analysantes, qui seront apparemment plus apaisées, mais toujours assujetties à l’orthopédie phallique. Même dans le désir inconscient de soigner, Harold Searles avait décelé un paradoxe, le thérapeute courant toujours le risque de travailler à préserver la pathologie de ses patients psychotiques pour légitimer son statut de soignant[11]. Sans pour autant ramener la psychopathologie à des facteurs exclusivement externes (le conflit névrotique ou psychotique relève bien de l’intériorité psychique), force est d’admettre avec Antoinette Fouque qu’il existe une contrariété libidinale des femmes – « l’hystérique étant cette femme gauchère contrariée, cette « malcastrée » comme disait Emma Santos »[12] – que la psychanalyse conventionnelle non seulement ne prend pas en considération, mais reconduit.
Or, ce à quoi Antoinette Fouque nous invite à porter attention, c’est au lien génésique et matriciel. L’attention à la qualité de ce lien est décisive. Là où la vulgate psychanalytique est toujours prête à invoquer la nécessité du père séparateur pour inscrire le sujet dans l’ordre symbolique du langage et de la culture, là où cette vulgate voit avant tout dans le rapport à la mère un risque de fusion archaïque et de dépendance funeste, là où cette vulgate perpétue le vieux fond des mythologies et de ses meurtres de monstres femelles (comme l’a notamment montré Jean-Joseph Goux dans Œdipe philosophe[13]), la pensée d’Antoinette Fouque nous invite à plus de civilisation en se référant au paradigme de la procréation. À en rester au mode de séparation œdipien prégénital, on se condamne en effet à perpétuer meurtres symboliques et culpabilité. Car, si pour accéder à l’existence, on doit nécessairement éliminer symboliquement l’autre perçu comme rival (père, mère, frère, sœur, etc.), on demeure dans le cycle infini de la violence, violence à tous les étages de la libido prégénitale : je te dévore oralement, je t’attaque et te capture analement, je te castre et te tue phalliquement. Le paradigme de la procréation génère au contraire une dynamique de vie, puisque mère et enfant, dans l’acte conjugué de « faire naître » et de naître, se séparent dans un déploiement redoublé de vie, et pour l’une et pour l’autre.
Tout soin de l’âme passe par la guérison, la revitalisation du lien génésique. Les formations à « l’humanitude » pour les personnels soignants gravitent, sans le formuler explicitement, autour de cette instance vitale[14]. Le champ d’extension de la pensée génésique est immense. On n’a pas fini de mesurer la puissance heuristique du « corpsdelamère », intuition-invention-concept germinal de la pensée d’Antoinette Fouque. Et la résurgence actuelle de cette fameuse « politique de civilisation » ne serait-elle pas là pour occulter l’enjeu du mouvement de libération des femmes, défini, dès le début de Psychanalyse et politique, comme un « mouvement de civilisation » ? On occulte, en même temps qu’on exploite l’instance qui a donné naissance. C’est ce à quoi précisément s’adonnent certains auteurs avec la pensée d’Antoinette Fouque. On pille ce qui est fécond, on s’approprie l’élan créatif en l’ « anonymant ». Reconnaître la source obligerait à gratitude…
Il y a quelque temps, évoquant la bonne distance à trouver dans la situation analytique comme dans maintes autres circonstances de la vie, je prenais l’exemple de l’attraction de l’aimant : trop loin, il n’y a pas de liaison (sentiment d’abandon, de déréliction), trop près, ça colle (sentiment d’étouffement) ; ajoutant qu’il y avait un instant où ça se mettait en mouvement, juste avant que cela ne fusionne, comme dans le capitulo des flores, le « chapitre des fleurs » portugais, qui désigne ce moment de l’ivresse à peine naissante qui condense ou enveloppe le sentiment d’être vivant et qui me semblait connecté au lien génésique. Mais Antoinette Fouque m’a fait remarquer que la métaphore de l’aimant relevait d’un mécanisme ou d’un magnétisme qui n’était pas celui de la relation génésique car la relation de l’enfant, y compris de la fille, au corps maternel n’est jamais trop près, il y a toujours des médiations : placenta, cordon, sein. Le lien à la mère n’est pas un retour à la mère dans une copulation archaïque analogue à celle de Gaïa et d’Ouranos. Pour Antoinette Fouque, la relation fusionnelle est un mythe, directement issu de la peur des hommes d’être engloutis, alors que la condition et l’horizon même de la grossesse est l’expulsion. Inversant complètement l’ordre du préjugé, elle soutient que c’est le désir de coupure qui fait fantasmer ou halluciner la fusion. En fait, la volonté de séparer mère et fille et de se placer entre les deux correspond au désir inconscient que ni l’une ni l’autre n’existe. C’est donc cette obsession psycho-culturelle masculine de séparer qui induit un conflit précoce à la mère. Et c’est ce conflit, ou la lésion résultant de ce conflit, qui, dans la clinique, me semble à traiter en priorité.
Je cite souvent le cas de cette patiente, ravagée par la haine à l’égard de sa mère, au prétexte que cette dernière avait toujours refusé de lui dévoiler le secret de sa conception. À sa majorité, on lui avait appris que son père n’était pas son géniteur, sans pour autant lui donner la moindre information concernant l’identité de celui-ci. Par la suite, aucune des questions de la fille n’avait pu réduire le mutisme maternel. L’idée me vint que si la mère n’avait jamais répondu, c’était peut-être parce que la question ne lui avait jamais été posée, c’est-à-dire vraiment posée, le reproche haineux prenant toute la place de la question. Je fis l’hypothèse que certains symptômes de ma patiente (communs à la fille et à la mère) devaient recouvrir une grande part d’amour refoulé. Certains sentiments positifs communs à l’une et à l’autre — comme un goût passionné pour les romans policiers — allaient dans le même sens. Peu à peu l’étau de la haine se desserra. Suffisamment pour libérer la fameuse question de sa charge agressive et obtenir la réponse attendue, restée si longtemps secrète concernant sa filiation.
Une pensée de l’expérience comme l’est la pensée d’Antoinette Fouque, qui a travaillé et qui a été travaillée par l’expérience princeps de la gestation, a vocation à transmettre une manière de sentir, de voir, d’entendre, de lire, de rire, de s’en remettre au vivant pour se situer dans la cité, pour s’aventurer dans l’existence, dans l’art et dans le monde. Sans la fréquentation de sa pensée, je n’aurais peut-être pas su donner sens à maintes situations, maints événements, maintes lectures et je n’aurais peut-être pas remarqué l’inlassable attaque inconsciente du lien génésique, même chez des esprits hautement élaborés, progressistes et humains.
C’est encore avec cette pensée qui m’accompagne que j’ai pu notamment avancer dans l’esthétique de la création. Antoinette Fouque remarque que, de tout temps, les créateurs ont utilisé à propos de leurs œuvres des métaphores procréatrices. Mais alors que la création est l’objet d’une survalorisation, la procréation et la gestation sont renvoyées hors du champ symbolique, du côté d’une naturalité mutique[15]. La situation est d’autant plus paradoxale que les créateurs sont précisément souvent dans une posture de mimesis par rapport à la procréation : il n’y aurait qu’une libido phallique à l’œuvre dans la création et pourtant, constamment, sur le plan fantasmatique, c’est le modèle de la gestation qui est convoqué ! Une « forclusion du corps de la mère » comme lieu de production du vivant interdirait de penser véritablement la création. La symbolisation utérine ou procréatrice n’est pourtant pas, théoriquement parlant tout au moins, le monopole des femmes : « La connaissance d’un organe de création et de production de vivant existe chez les hommes créateurs, de manière symbolique. Les poètes, pourrait-on dire, sont des utérins, des hommes nantis d’un utérus symbolique. Ils savent en eux la faculté de reproduction de vivant. »[16] Comme Rilke qui, pressentant que l’œuvre de l’art et l’œuvre de la chair ont une essence érotique commune, rapportait dans sa quatrième Lettre à un jeune poète, la capacité de créer au « sentiment que l’on peut engendrer » : « Qu’elle soit le la chair ou de l’esprit, la fécondité est une, car l’œuvre de l’esprit procède de l’œuvre de chair et partage sa nature. »
Mais même quand la posture créatrice des hommes ne se réduit pas à une mimesis anale de la procréation génitale[17], à suivre certains artistes et poètes dans leur régression aux sources de la création, ce retour au pays natal est presque toujours celui de l’enfant de jadis en tant qu’être né. C’est manifeste chez Pascal Quignard qui ne cesse dans ses derniers livres de renouer « au temps nourricier, référent, chaud, pulsif, sexuel, substantiel, continu, sans identité… ». Le « jadis », pour lui, c’est Jonas, jeté à la mer par ses compagnons de navigation pour apaiser la tempête et la mer déchaînée, c’est Jonas avalé par une baleine, qui s’écrie, « à l’instant d’être engouffré dans l’abîme : – L’algue entoure ma tête. Je descends dans le pays d’autrefois ».[18]
« Je descends dans le pays d’autrefois », telle pourrait être pour Pascal Quignard la démarche vertigineuse de l’artiste. « Pays d’autrefois » ou « arrière-pays » pour Yves Bonnefoy, ou « retour amont » pour René Char…
L’artiste serait ce nomade, porteur des mémoires de l’origine, du temps archaïque, du temps d’avant le langage, dans lequel il puise sans doute l’énergie de ses réminiscences. Mais l’essentiel des métaphores utilisées par les explorateurs de l’archaïque situent l’artiste du côté de celui qui est né et non de celle qui fait naître. Jonas, figure emblématique, retourne dans le ventre maternel. L’artiste aspire à l’origine en restant psychiquement dans l’infantile. Alors que, selon Antoinette Fouque, la libido génitale est orientée du côté de l’avenir et de la promesse, contrairement à la libido prégénitale qui ramène au passé. Le génital est prospectif : « La femme qui procrée et accouche ne reste pas « en arrière » ; elle travaille, elle accompagne, elle est avec et va au-devant du sujet qui vient. Ce faisant, elle ne fait pas retour dans le corps maternel ; elle intègre ce corps premier à l’intérieur d’elle-même, au moment où elle se projette en avant et au-dehors, en procréant. » [19]
La pensée génésique met donc radicalement en question la correspondance freudienne classique entre actif/passif et homme/femme. Et l’on voit une fois de plus que la survalorisation de l’activité du créateur peut apparaître comme une compensation à une frustration initiale.
Ce serait l’ultime paradoxe de l’art « allé avec » l’origine de faire de l’artiste un enfant voulant être mère de son œuvre et même être mère de sa mère. Dans L’Œuvre, le roman de Zola, le peintre Claude Lantier, ramené à l’impuissance infantile, cherche désespérément à faire le portrait d’une géante, c’est-à-dire non seulement à procréer mais à accoucher de sa propre mère…
Cependant, des femmes artistes mettent en œuvre une symbolisation qui se situe non plus seulement du côté de l’archéologie des êtres déjà nés, mais aussi du côté de la source créatrice qui fait naître, ce qu’Antoinette Fouque a entrepris de faire connaître avec les éditions Des femmes, ou en exposant les œuvres de Colette Deblé par exemple, et en faisant entrer les œuvres de Geneviève Asse, Aurélie Nemours et Catherine Lopes-Curval à Beaubourg. « Ce qui m’intéresse dans la peinture des femmes, écrit-elle, c’est ce que j’ai appelé à propos de Françoise Gilot, lors de son exposition Anamorphoses, en 1986 à la galerie Des femmes, « la prégnance du regard », le regard matriciel, qui déplace et abolit la représentation, l’énergie intime, la lenteur, la vibration, l’effusion, la violence rythmique de la délivrance. » [20]
Magnifique entreprise, ici, comme là, d’une pensée qui met au monde un matérialisme du vivant, pour une humanité vraiment humaine d’être venue à la maturité du deux.
Février 2008
[1] Antoinette Fouque, Gravidanza, Des femmes, 2007, p. 262.
[2] « Il y a la même différence de registre entre pénis et nom du père – fonction phallique – qu’entre utérus et corps de la mère – production de vivant. La forclusion de l’une ou l’autre de ces fonctions symboliques est mortelle pour tout être vivant-parlant. Les deux fonctions symboliques valent pour l’un et l’autre corps psycho-sexués » (Antoinette Fouque, in Mouvement sociaux d’aujourd’hui, acteurs et analystes, sous la direction d’Alain Touraine, Colloque de Cerisy (1979), Paris, Les Éditions ouvrières, 1982, p. 230.)
[3] Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, Gallimard, coll. « Le Débat », 1995-2004, p. 213.
[4] L’areté n’est ni la vertu morale chrétienne du bien par rapport au mal, ni la vertu humaniste abstraite, mais l’élan viril de l’humain, Platon n’envisageant pas la composante femelle de cet élan. (cf. Yvon Brès, La Psychologie de Platon, 1968, Paris, PUF, 1973, p. 31 et suiv.)
[5] Freud, Leçons d’introduction à la psychanalyse (1916), Petite Bibliothèque Payot, 1979, p. 34.
[6] Il y a deux sexes, op. cit. p. 84-85.
[7] Elisabeth Roudinesco, dans son Histoire de la psychanalyse en France 2 (Seuil, 1986, p. 608) présente longuement « Confrontation », le séminaire créé par René Major. En revanche, elle évoque de manière très sommaire les journées organisées dans le cadre de « Confrontation », en mai 1977, au Bataclan et au Théâtre d’Orsay, par Serge Leclaire et Antoinette Fouque. Leurs pratiques conjuguées de recherche psychanalytique sont de fait occultées. Et l’on ne peut que s’étonner du silence des historiens de la psychanalyse sur les travaux théoriques d’Antoinette Fouque engagés dès octobre 1968, puis largement diffusés et repris dans Il y a deux sexes dont la première édition paraît en 1995 : ni Le Dictionnaire de la psychanalyse, d’Elisabeth Roudinesco et Michel Plon (Seuil, 1997), ni le pourtant très complet Dictionnaire international de la psychanalyse dirigé par Alain de Mijolla (Hachette, 2002) ne mentionnent les avancées théoriques d’Antoinette Fouque.
[8] Pour l’histoire de cet épisode, voir Gravidanza, p. 37 et suiv.
[9] Serge Leclaire, Rompre les charmes, Inter Editions, Paris, 1981, pp. 233-234.
[10] Gravidanza, p. 238.
[11] Harold Searles, L’Effort pour rendre l’autre fou, trad. fr., Gallimard, 1977.
[12] Gravidanza, p. 271.
[13] J-J Goux, Œdipe philosophe, Paris, Aubier, 1990.
[14] On peut citer les publications de Marie de Hennezel et d’un grand nombre de médecins ou psychologues formateurs. Dans le livre historico-romanesque de Marie Didier, La nuit de Bicêtre (Gallimard, 2006), le héros qui déploie ce sens de l’humanitude est un homme, Jean-Baptiste Pussin, qui fut le premier soignant à désenchaîner les aliénés de Bicêtre. Marie Didier s’emploie dans son ouvrage à restituer à cet anonyme ce qui lui revient : dans les histoires de la folie, à l’exception des travaux de Gladys Swain et Marcel Gauchet, on a souvent prêté à Pinel, malgré ses protestations, la paternité de ce geste. Comme à l’accoutumée, on attribue au nom l’acte matriciel du sans nom.
[15] Il y a deux sexes, p. 62.
[16] Gravidanza, p. 86.
[17] « Culture des femmes, une gestation », in Gravidanza, p. 109.
[18] Commentaire de Pascal Quignard lors de la parution de son livre, Sur le jadis (Grasset, 2002), dans Le Monde du 21-11-2002.
[19] Il y a deux sexes, p. 62.
[20] Gravidanza, p. 285.