Préface à There are two sexes – Essays in Feminology
Jean-Joseph Goux
Columbia University Press, 2015
Il y a déjà bien longtemps que le travail d’Antoinette Fouque aurait dû être mieux connu des lecteurs/lectrices de langue anglaise. Il est bien dommage que le vif débat américain concernant le féminisme français ou plus largement la question du genre, n’ait pas bénéficié de l’apport de la pensée originale, cohérente, persistante, d’Antoinette Fouque. Depuis plusieurs décennies déjà, les féministes américaines ou plus largement les “women studies” ont analysé, discuté, soutenu ou combattu, après ceux de Simone de Beauvoir, les apports de Luce Irigaray, de Julia Kristeva, d’Hélène Cixous, de Monique Wittig. Le nom d’Antoinette Fouque, qui pourtant, on peut le dire, fut l’inspiratrice principale, par son action, sa parole, ses écrits, de ce qu’il y a de plus original et de plus combatif dans le mouvement français de libération des femmes n’est que très rarement présent. Il y a là une anomalie que le volume qui est aujourd’hui publié par Columbia University Press permettra heureusement de commencer à rectifier.
Depuis 1968, avec la création du groupe “psychanalyse et politique” et les débuts du Mouvement de Libération des Femmes, l’action et les positions théoriques d’Antoinette Fouque ont imprimé au “féminisme” français une impulsion décisive. Ses orientations ont eu une influence déterminante, sous des formes variées, sur toutes les femmes dont la pensée a éclos après les premières manifestations de ce groupe et de ce mouvement.
Plusieurs points, à ce propos, méritent d’être soulignés, qui marquent l’originalité des positions théoriques et pratiques qui seront celles d’Antoinette Fouque. Ces positions se répercuteront largement dans ce que l’on a appelé ultérieurement le féminisme français.
La pensée spécifique d’Antoinette Fouque quant à la libération des femmes, s’inscrit aussi comme une critique du féminisme de Simone de Beauvoir. Avec ce féminisme, considère-t-elle, ce qui était gagné en termes d’émancipation, s’accompagnait d’un lourd renoncement. A la femme qui devait ignorer ou abandonner toutes ambitions pour se consacrer à la procréation (situation traditionnelle en régime patriarcal) succédait une femme qui devait sacrifier son désir de procréer pour satisfaire ses ambitions. Les femmes sortaient ainsi de l’esclavage maternel immémorial, ce qui était, certes, un premier grand pas vers leur libération, mais c’était au prix du refoulement du désir d’enfant. Ce qu’il fallait, pour Antoinette Fouque, c’était ne pas feindre d’ignorer la force de ce désir, c’était lui faire une place dans la libération des femmes. C’est ainsi que le féminisme beauvoirien était à dépasser par une phase nouvelle qui ne serait plus un « féminisme » au sens restrictif mais une vraie libération qui prendrait en compte l’ensemble des facteurs d’épanouissement des femmes, à l’encontre de toute idée de neutralisation de la différence des sexes. En ce sens la revendication féministe reste, pour Antoinette Fouque, interne à la clôture patriarcale, comme une position qui cherche à obtenir pour les femmes des pouvoirs, des rôles, des fonctions, qui étaient ceux dont les hommes avaient le monopole, mais au détriment de leurs capacités propres dont la procréation, tout particulièrement, est le trait le plus significatif et le plus inaliénable. Il n’est pas vrai que « la femme est un homme comme un autre » ainsi que le proclamaient certains slogans féministes de cette époque. C’est pourquoi Antoinette Fouque peut déclarer qu’elle n’est pas « que féministe ». Ce qui peut surprendre et prêter à malentendu si l’on ne replace pas cette affirmation dans le contexte des débats contemporains.
Antoinette Fouque travaille à une libération des femmes plus complète, au-delà des limitations que le premier féminisme a tracé pour les femmes. Elle se situe dans un post-féminisme. Pour cela, une avancée non seulement politique et institutionnelle est nécessaire, mais aussi un pas théorique et philosophique. Ce pas appelle, sans régression à des positions antérieures, à une nouvelle compréhension de la « libido femelle » qui est à l’œuvre dans le désir d’enfant, dans la gestation, dans l’enfantement. A la conception freudienne, accentuée par Lacan, d’une libido unique, identique chez l’homme et la femme, et dont le phallus serait le signifiant-maître, devrait succéder une prise en compte d’une libido propre à la femme. A côté de la libido phallique, il y a l’autre libido, qui est utérine et matricielle : la « libido creandi ».
Cette position fondamentale dicte le rapport à Freud qui sera adopté : une critique de l’idéologie de la masculinité qui règne chez Freud et Lacan, mais non pas, comme l’a fait un certain féminisme, dans un geste de liquidation pure et simple de la psychanalyse, qui reste encore le seul discours sur la sexualité féminine. Il s’agit plutôt d’amender, d’ajouter à la théorie psychanalytique en la mettant à l’épreuve de ce qu’il y a de spécifique dans le désir féminin, et en particulier le désir de procréation. C’est en rapport avec cette acceptation partielle et critique de la psychanalyse freudienne à l’intérieur du Mouvement de Libération des Femmes, que se constitua le célèbre collectif « Psychanalyse et politique » (dit souvent « Psych et Po »), dont l’ambition était d’explorer les liens entre l’inconscient et le politique : l’inconscient dans le politique, et aussi les pouvoirs qui s’exercent, les hiérarchies qui se créent dans l’inconscient.
Cet effort d’élucidation s’accompagne d’une réinterprétation de la génitalité, phase libidinale reconnue par Freud, mais que la suprématie du stade phallique tend à confondre avec celui-ci, ou comme c’est le cas chez Lacan, à oublier ou même à contester. Non seulement le désir d’enfant propre à la « libido creandi » ne doit pas être ignoré ou réduit au phallique, mais aussi la gestation, la grossesse, les métamorphoses obscures à l’intérieur du corps de la femme, tout ce travail organique qui a toujours paru se situer dans l’infra-symbolique, doivent venir au langage, advenir au niveau symbolique. Dès lors, la fécondité métaphorique, dans la création culturelle et artistique est aussi impliquée, et cela chez l’homme comme chez la femme.
Avant « l’envie de pénis » dont Freud a fait grand cas, il y a l’envie d’utérus, une jalousie du mâle pour la génitalité créatrice de la femme. S’approprier cette génitalité, par toutes sortes de stratégies, a toujours été l’un des grands soucis du monde masculin. C’est une blessure pour les hommes, une atteinte à leur toute puissance. Antoinette Fouque repère ainsi une quatrième blessure narcissique qui s’ajoute à celles que Freud a décomptées. Non seulement la planète Terre n’est pas au centre du monde, non seulement l’homme n’est pas le monarque de la création, mais un être de la nature proche cousin des autres mammifères, non seulement le moi n’est pas le maître dans la maison de l’âme, car il y a la dimension de l’inconscient qu’il ne gouverne pas, mais une quatrième blessure est à ajouter à ces trois premières : la « blessure génésique ». Une blessure très ancienne, très primitive, que les mythes et les religions se sont appliqués à dénier, une blessure qui n’a pas besoin des révolutions scientifiques apportées par Copernic, Darwin ou Freud, pour apparaître, mais qui a hanté les esprits depuis les temps immémoriaux : les filles et les garçons naissent d‘un corps de femme. Cette naissance matérielle, charnelle, si difficile à accepter par les hommes, ne peut être éludée, oubliée, déniée, transposée, sublimée. Cette vérité à la fois cachée et évidente, difficile à voir et impossible à ignorer, est placée au premier plan par un mouvement qui place la génitalité féminine au centre de son éthique. Donner la vie, accueillir en soi un autre que soi, ce qu’Antoinette Fouque appelle l’ « hospitalité charnelle », c’est la base d’un principe de don et d’altruisme. Avec la gestation et l’acte de la naissance de l’enfant, la procréation doit être considérée comme le modèle de l’éthique du don, le « paradigme même de l’éthique ».
Dans ce travail d’élucidation critique doit surgir ou ressurgir l’importance oubliée, refoulée, de la généalogie mère-fille. Cette généalogie a été occultée depuis longtemps dans nos sociétés par la tradition lourde, structurante, à la fois juridique, économique, symbolique et religieuse de la filiation et de la transmission suivant l’axe père-fils.
La place donnée au rapport mère-fille conduit à une conception originale de l’homosexualité féminine. La femme, tout comme l’homme, a pour premier objet d’amour une autre femme qui est sa mère. Puis, dans le cas canonique de son développement libidinal, elle doit changer d’objet pour un homme, renier et rejeter ce premier objet d’attachement, après l’avoir aimé. Il y a là une contrariété qui peut retenir la femme d’accéder à l’accomplissement de sa libido, l’empêcher de se constituer pleinement comme sujet femme. Il est nécessaire qu’une « homosexuation » primaire, native, distincte du lesbianisme, se vive avec une autre femme ou d’autres femmes, pour que l’accès à une libido femelle et génitale soit possible.
Il y a deux sexes. Cette affirmation centrale martelée par Antoinette Fouque pourrait sembler triviale. Elle est pourtant aujourd’hui l’enjeu de multiples mises en cause. Dans les controverses subtiles mais souvent irréalistes et stériles qui surgissent autour de la différence des sexes et de sa négation, Antoinette Fouque prend un parti d’une grande netteté qui s’alimente à des sources nombreuses, anthropologiques, philosophiques, politiques, et qui plonge aussi dans son expérience personnelle. Aux antipodes d’une pensée focalisée sur la neutralisation de la différence sexuelle, ou même sa complète négation, elle proclame la réalité d’une différence dont il serait mortifère, pour les femmes, de vouloir s’affranchir. S’il est légitime de dénoncer les stéréotypes souvent répressifs qui enferment les « genres » dans des expressions historiques et culturelles datées, cela n’implique pas que la différence des sexes se réduit à une construction purement conventionnelle et arbitraire, un jeu dans le signifiant, sans rapport avec un réel. Transposer dans le domaine de la différence des sexes, le formalisme structuraliste, qui a pu montrer sa fécondité sectorielle en linguistique, en mythographie, en narratologie, ne peut se faire sans le risque d’une sorte de banqueroute qui pourrait être comparée aux ruptures entre l’économie virtuelle de la finance et l’économie réelle. On peut compter 4 modèles qui, pour Antoinette Fouque, se dégagent de l’histoire des femmes (ou de l’histoire des rapports entre les femmes et les hommes) et qui ouvrent maintenant sur une révolution anthropologique. Le régime historique de la maternité esclave est le plus ancien, le plus puissant. Un deuxième modèle a tenté de le dépasser : c’est celui de la négation de la différence des sexes, qui proclame l’unisexe ou le sexe neutre comme solution aux conflits entre les hommes et les femmes. Il débouche sur un troisième modèle qui est aujourd’hui dominant dans l’univers de l’économie libérale : le féminisme neutralisant et unisexe s’y combine d’une manière instable et peu satisfaisante au désir mal assumée de la maternité. Enfin un quatrième modèle est appelé, dont on commence a percevoir la nécessité et les horizons : un nouveau contrat humain, dans un univers démocratique qui intègre, avec une parité complète, la structure éthique dont la procréation aussi bien que la création, sont porteuses. Pour hâter l’advenue de ce contrat humain, Antoinette Fouque appelle à la création d’une nouvelle science, une science des femmes, la féminologie, mode de pensée matérialiste et charnel plutôt qu’idéaliste et spéculatif, mode de penser politique et tourné vers l’action plutôt que métaphysique.
Par ses écrits comme par son action, par ses prises de position théoriques comme par les créations multiples et courageuses dont elle a été l’origine et l’animatrice inlassable, Antoinette Fouque est une figure incontournable de la lutte des femmes pour leur accès à une vraie liberté. Non seulement elle est l’une des initiatrices du M LF en 1968, puis la fondatrice des Editions des Femmes, et l’ éditrice de plusieurs journaux militants qui ont joué un rôle phare dans la prise de conscience de l’opinion publique, mais elle a été la première femme du mouvement à être élue au Parlement européen où elle a beaucoup œuvré en faveur des femmes. A la Conférence mondiale de Vienne sur les droits de l’homme (ONU, 1993) son intervention a été déterminante pour l’adoption de l’article de la Convention selon lequel « les droits des femmes font indissociablement et indéfiniment partie intégrante des droits humains ».
Et il est heureux que la pensée d’Antoinette Fouque puisse aujourd’hui, dans une conjoncture particulièrement trouble, devenir accessible à un public anglophone.