De l’écriture matricide a la pensée matricielle

février 2008 |

Chantal Chawaf

in Penser avec Antoinette Fouque, des femmes-Antoinette Fouque 2008

Aujourd’hui en 2008 après trente-quatre ans, j’en suis persuadée, ma rencontre en 1974 avec Antoinette Fouque devait avoir lieu tant sa pensée et mon engagement presque inné dans l’écriture sexuée, corporelle et aussi préverbale me paraissent se comprendre au-delà du savoir, de la critique et des mots. Par son travail théorique et son action, Antoinette Fouque, en restituant aux femmes la symbolisation dont elles ont été dépouillées par l’histoire, leur redonne leur place dans le réel.

Sa pensée propulse une écriture utérine, une écriture intérieure qui aboutit non pas à une narcissique écriture de la féminité mais à une matrice d’écritures aussi libres en dehors qu’en dedans. En revenant sur le lien symbolique dont la coupure du cordon ombilical a abusivement figuré la destruction à l’instant même de la naissance, elle rétablit un symbolique sans vide, sans sacrifice, sans rupture. Elle est une source de renouveau pour le féminisme, pour l’humanisme, pour la culture. Elle découvre un nouvel espace verbal. L’écriture utérine écrit ce qui n’est pas visible, cette écriture n’est pas imagière ; c’est une écriture en reflet, il n’y a plus d’image, à l’exemple de la gestation où le pré-enfant contenu ne voit pas sa mère et où la mère contenante ne voit pas son pré-enfant. Ainsi sont déplacés le langage et ses structures qui sont organisées autrement dans un nouveau centre de la langue.

La langue analysée et théorisée retourne à la sexuation, devient concrète, une abstraction concrète. Il n’y a plus ni narratif ni récit, mais une réconciliation des genres qui respecte, représente la chair sensorielle, affective et pensante du corps, la sensibilité du vivant. L’écriture vue par cette pensée est un imaginaire du réel qui ne décrit pas, ne raconte pas, n’imite pas, pas plus qu’il ne s’incarne dans le visuel d’une écriture voyeuse qui regarde de loin l’intime pour le reproduire, à distance du vécu, dans un simulacre de proximité où cette écriture réaliste n’est au fond qu’un trompe-l’œil.

La théorie matricielle travaille la vie au lieu de fantasmer ou d’exploiter la vie. Un père peut ignorer que son enfant existe. La mère qui l’a porté ne peut pas. Jamais. Même celle qui avorte. Même celle qui accouche sous X. Même les mères porteuses pour une autre mère. La réalité de la vie et de la mort, celle du soi et de l’autre, de l’un et du deux, travaillent réellement la grossesse ou la possibilité de grossesse. Le corps exerce une influence positive ou négative latente sur la femme. Toute femme vit cette conscience élémentaire du corps et du sexe, soit qu’elle fasse avec, soit qu’elle la refoule, soit qu’elle la travestisse pour la contredire. Théoriser cette partie primitive de la conscience comme y parvient Antoinette Fouque, c’est approfondir, ouvrir, étendre le champ du réel que la pensée traditionnellement phallique a isolé du contexte matriciel et a donc rétréci. Dans la pensée du réel élaborée par Antoinette Fouque, l’imaginaire qui n’idéalise plus, continue d’imaginer mais ne ment pas, ne leurre pas. Il n’y a plus tromperie sur les mots, sur la syntaxe, sur la langue. L’idéalisation ne fait plus illusion. La langue énonce en faisant corps. Le détachement reste attaché. Ainsi accueillie ou libérée, c’est une langue de la fidélité et de la droiture. On est dans la production organique d’un langage de la vie, de cette vie dont l’idéal spirituel n’avait pas idée. Cette pensée ramène l’humain à son histoire, reprend le cours de cette histoire dont des hommes et des femmes semblent négliger les débuts et la signification des finalités. Elle rappelle que l’humain est utérin, que l’humain ne peut pas éviter l’utérin, ne peut pas en faire l’économie. Historiquement, elle inscrit la génitalité des femmes dans le fonctionnement du monde. À la différence du totalitarisme du langage phallique où les femmes ont peu de place et où quand elles en ont, ce sont le plus souvent des places assujetties au pouvoir, le langage utérin, né de la rencontre des deux sexes et de la gestation de l’œuf, embryon, fœtus, dans l’utérus, n’exclue pas l’homme. C’est ce que souligne la réflexion d’Antoinette Fouque qui donne forme au réel de l’homme et de la femme, à ce réel hétérosexuel tronqué par le discours d’un seul sexe. Le réel des deux sexes a manqué à la civilisation. On peut même dire qu’il a manqué sa civilisation et que guerres, massacres, génocides, terreur s’y perpétuent, par manque d’humanisation ; parce que l’humanisation ne s’est faite qu’à moitié, c’est donc aux femmes de compléter, de modifier cette civilisation inachevée conduite par les hommes et de participer, dans l’altruisme, à une civilisation qui ne doit pas demeurer matricide faute d’être matricielle, où l’humain reste en guerre contre lui-même. Même si la femme actuelle se libère, elle est encore muette là où elle s’ignore, là où on l’ignore.

Dans cet élargissement de la perspective mentale, la langue maternelle est matérielle, et crée une écriture matérielle qui s’inscrit dans le réel. La matérialité symbolisante s’expulse du corps humain dans la création, comme le fœtus dans l’accouchement. En deçà de l’au-delà de l’écriture spirituelle du père – qui d’ailleurs aujourd’hui est de plus en plus abandonnée au profit du prosaïsme neutre des fils – cette théorisation initie à la revalorisation de la matière, du Vivant humain qui prend sa source dans le matriciel de la femme. La spiritualité se détachait du corps pour se dresser au-dessus alors que l’écriture matérielle a ses racines dans le corps vivant. Issu de la matière utérine de notre origine, ce langage nouveau n’est pas pour autant une régression. C’est l’autre moitié de notre langue qui est libérée du silence. L’humain se redessine dans toute sa dimension. Antoinette Fouque sauve d’une sorte d’illettrisme du Vivant, le symbolique.

S’opposant à Simone de Beauvoir et à son déni du savoir utérin elle fonde une éthique charnelle de la gestation et de la mise au monde symboliques. Si la planète terre aujourd’hui semble menacée, n’en comprend-on pas mieux les causes en prenant connaissance d’une pensée novatrice qui fonde non seulement un féminisme si neuf, et encore méconnu dans sa singularité, mais aussi une écologie humaine complémentaire de la conscience écologique ? La sexuation du symbolique donne corps à une éthique urgente car la maternité humaine génitale est menacée de disparition, condamnée par certains remaniements génétiques des bio-sciences, par leurs dérives technologiques et par les risques inhérents à des recherches qui, par exemple, préparent la mise au point d’un utérus artificiel et prévoient de fabriquer des enfants sans mère humaine. La production artificielle de la vie humaine, si elle réussit, s’accompagnera de dangereuses mutations de l’éthique. Le réel auquel se réfère la pensée d’Antoinette Fouque, c’est l’humanité originelle. Ce n’est pas une mode comme l’est le mouvement Queer et sa revendication de l’indifférenciation sexuelle. Le réel pensé se lève, remonte des profondeurs de l’humain, comme une résistance, une précaution vitale, face au tout-technologique et à l’éventualité de dérapages scientifiques où une humanité dématérialisée deviendrait capable de se passer des femmes pour se reproduire et pour perpétuer un monde virtuel qui serait la fin du monde vivant réel : le monde qui est le nôtre. Notre seul monde possible, le seul réel, le monde des terriens.

L’auteure de Gravidanza, également psychanalyste, parle de « la forclusion du corps de la mère par le symbolique » ; elle clarifie ainsi la problématique de l’écriture et particulièrement celle des femmes. Socialement, la langue parlée et écrite se substitue au corps pour communiquer. Et en même temps elle évince la matérialité de la chair, la matière organique. Écrire se sépare du corps dans l’écriture matricide. Mais le corps produit l’écriture dans l’écriture matricielle. Certes, classiquement, le roman, la poésie, la littérature traduisent les sentiments, les sensations, travaillent et subliment l’émotion. Ce n’est pas le corps alors, qui écrit, c’est l’écrivain. L’écrivain asexué, démiurge, donne vie aux identités multiples de son imaginaire. Les écrivains hommes et les écrivains femmes suivent les mêmes règles du même jeu, celles du même fonctionnement de la langue et du symbolique de la langue. Le résultat de cet art unisexe d’écrire est que plus l’écrivain prétend extérioriser son intériorité en créant, plus l’intérieur du langage se tait, plus l’écriture nous masque sa source, cette source qui est vie palpable, générosité viscérale ; l’écriture admise, plébiscitée, romancée, ludique, reste extérieure. Elle reste en surface. Elle s’abstrait, nous abstrait ; elle joue à des jeux de construction. Cette langue ne s’incarne pas en une écriture concrète, charnue, directe. C’est une technique coupante qui découpe. Le texte et l’origine se perdent de vue. La voix orale s’éloigne, l’écrit devient sourd au rythme, à la musicalité de la chair, de la peau, du sang mélodieux dans son murmure de bouche et de gorge. Alors que la littérature matrice œuvre dans la continuité biologique, là où ni l’érotisme ni la jouissance ne suffisent jamais à nous enraciner dans notre corps. La conscience intra-utérine, la mémoire intra-utérine sont le point de départ d’un autre symbolique et donnent aux mots leur dimension, leur profondeur d’organes de vie. L’écriture matricielle ramène les deux sexes, le mâle et la femelle à leur corps commun, le même que nous avons tous eu pour parvenir à voir le jour. Ce corps de la mère dont au début de notre propre corps nous avons fait partie que nous soyons fille ou fils. Ce lien partagé, ce lien d’un sexe à l’autre, ce fondement de l’amour, cette base de la pensée vivante, ces phrases nées pour rappeler que nous sommes proches les uns des autres par la mère et par ce ventre de la vie dont nous sommes sortis, de génération en génération en formant tous ensemble l’espèce humaine. L’écriture matricide dans ses signes instrumentalise, ou pille, ou force, ou émiette le corps, alors que l’écrit charnel est un échange permanent entre le corps et les signes qui constituent notre langue. Le corps fait signe. A nous, femmes écrivains, de le traduire, de lui donner la parole sans détournement, sans pervertissement par le passage à l’écrit et par les conventions ou les provocations de la communication sociale.

Antoinette Fouque par son œuvre et son engagement dépasse le symbolique dissocié. Elle nous pose la question de l’écriture, qui va beaucoup plus loin que l’écriture, écrire en femme, n’est-ce pas écrire par gratitude envers la matrice d’où nous vient la force poétique, lyrique, visionnaire, de créer du vivant ? N’est-ce pas revenir à une époque antérieure au dédoublement ? N’est-ce pas guérir de la dissociation ? N’est-ce pas réactiver la partie morte ? N’est-ce pas refuser que l’écriture s’enferme dans le désaveu ? N’est-ce pas chercher par un art simultané de poète, de penseuse, d’archiviste, d’historienne, de paléontologue ou de romancière et par l’affinement de la sensibilité à l’écoute, à ce que la fonction des organes et la fonction du langage se répondent, se complètent dans une unité en lutte contre la désorientation, contre le discours faux, contre une expression déshumanisante, où l’ordre symbolique est au pouvoir de l’ordre phallique tyrannisant notre société marquée par le meurtre ? Il y a une sorte d’adaptation interne de l’écriture qu’il nous faut développer ; une réécriture réparatrice. Antoinette Fouque en se penchant sur l’origine, sur la genèse du corps, est en avance, elle est dans le futur, sa pensée exhorte à oser révolutionner les conformismes du langage. Nous avançons, nous progressons, sa pensée nous stimule. Nous avons à créer des textes contre l’écriture destructrice, dépendante, soumise, prisonnière d’un seul sexe, celui du père qui modèle et qui donne les limites narratives, représentatives. Revenir verbalement au milieu où s’est moulée la vie en devenir répond au désir du corps et de l’esprit d’être réunifiés, d’avancer vers l’autre, vers les autres, vers le monde environnant, avec la simplicité puissante des pulsations et de la respiration.

L’écriture originelle, l’écriture qui n’est pas frappée d’amnésie, est une entrée en résonance charnelle, une réaction sensitive au réel, un acte de symbolisation porteur d’avenir. « Avant la conception, l’individu est partagé en deux moitiés ; une partie forme l’élément constitutif de la mère, l’autre celui du père. Cet état de clivage précoce n’est-il pas la préfiguration de tous les clivages ultérieurs et aussi celle du clivage de la personnalité dans la psychose ? » s’interroge le psychanalyste Ferenczi. Mais justement l’ampleur de la pensée d’Antoinette Fouque répare la division. Comment guérir de la folie d’être femme, d’être fille, dans un monde où la raison escamote le corps sexué, son histoire, ses racines préverbales, où l’écriture orientée se mercantilise dans des livres vendus pour une rentabilité immédiate, met la vie en fiction, met la vie en doute dans un dramatique reniement mental ? La pensée nourricière, l’écriture nourricière au contraire prolongent la gestation, reprennent comme une authentique matrice de langage la vie laissée à l’abandon par le symbolique de la haine refoulée et permettent à la vie de se dégager de la violence.

La théorisation de la matrice porte. Elle est la langue préservée qui préserve. Elle agit, dévouée à autrui, ouverte à la diversité de toutes les langues maternelles des peuples, nourrit l’évolution et la compréhension, elle parle la langue-mère.

La pensée en action d’Antoinette Fouque qui publie, mais publie aussi les autres, qui expose les artistes, qui milite pour les femmes dans le monde entier, œuvre pour une communication des humains plus complète et plus juste. Fruit de cette sagesse gravide, la parole globale habituellement interdite d’expression par la socialisation matricide ranime le sexe du sens. Elle condense la formation des concepts et formule l’épure de la fusion du corps et de l’esprit dans l’intellectualité bouleversante de ce système fondateur qui réinterprète la fonction matricielle des femmes et accouche d’une éthique utérine, déclenchant les mouvements d’une renaissance où se cherchent et se construisent un art pacifié, un équilibre de l’humanité réelle et non pas fictive, une harmonie où les hommes et les femmes peuvent retrouver la liberté de dialoguer, unis dans la diversité de notre terre à remettre sur la voie de la vie.

 

Février 2008

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