Imperium et Féminologie

octobre 2015 |

Laurence Zordan

intervention aux Rendez-Vous de l’Histoire de Blois – Les Empires, 8 au 11 octobre 2015, lors de la table ronde autour de l’impérialisme du phallus

 

La puissance se passe de traduction afin de passer pour évidente et donc incontestée. Longtemps bénéficiaire de ce privilège sémantique, le mot imperium est désormais supplanté par soft power-hard power-smart power, où dire la puissance américaine est indissociable de la puissance du dire en anglais.

Pourtant, si le mot est tombé en désuétude, la réalité est plus que jamais vivace. Préexistant aux empires, l’imperium a vocation à leur survivre pour exprimer le besoin sans cesse renaissant d’une régulation transnationale. A la non-nécessité de la traduction succède la nécessité de l’interprétation d’un terme par l’histoire et de l’actualisation grâce à la féminologie. Ce logos d’un type nouveau forgé par Antoinette Fouque aide à cerner un regain de pertinence de l’imperium affranchi de tout impérialisme, en offrant une grille de lecture de la mondialisation qui met au jour ce que signifie mettre au monde.

L’anachronisme calculé ou involontaire met les empires sur le devant de la scène pour dissimuler les coulisses où manœuvrent intérêts nationaux, ethniques, factieux… La carte du monde, dont le principe de l’intangibilité des frontières a été méconnu, semble être issue de marchandages inspirés des empires coloniaux et de leur désagrégation. La régulation transnationale est dépeinte sous la forme d’un empire caricatural,  tel le transnational violent (califat proclamé par Daech), le transnational accaparant (Russie nostalgique de l’empire tsariste), le transnational englobant (influence à large spectre des États-Unis), la transnational résurgent (Iran aux vives réminiscences de l’empire perse).

Face à l’aspiration impériale avouée ou masquée, l’Europe semble aujourd’hui privée de l’imperium seul capable de lui donner une étoffe visionnaire au lieu de l’affubler d’une livrée gestionnaire.

Mais avant que d’être visionnaire, sans doute faut-il examiner la façon dont l’imperium était vu par ses contemporains, en retraçant l’histoire de sa mise en évidence par l’empire d’Auguste. Vision du monde aux deux sens du terme : regard embrassant le monde et regard porté par le monde sur la personne de l’empereur.

L’imperium n’a pas été d’emblée un empire. Il désignait le droit de commander, de donner des ordres, des instructions, et non pas une entité territoriale. L’imperium n’était pas davantage un régime et Polybe de remarquer, à propos de la constitution romaine au IIème siècle avant JC, « si nous fixons notre attention sur le pouvoir des consuls, le gouvernement apparaît tout à fait monarchique. Si nous considérons le pouvoir du Sénat, il paraît être autocratique, et enfin si l’on observe le pouvoir du peuple, il semble être nettement une démocratie. » L’imperium n’était alors pas le pouvoir d’un seul  Les consuls le détenaient en dirigeant les affaires publiques et en commandant aux armées. Les préteurs en disposaient également en commandant à la troupe et en s’occupant surtout de la justice. Ni illimité ni absolu, l’imperium n’était pas impérialiste.

Les mutations qu’il subit en devenant le pouvoir de l’empereur se sont esquissées progressivement. Octave, devenu Auguste, n’a guère voulu heurter les consciences afin de ne pas risquer de connaître la fin tragique de son père adoptif, Jules César. Au sang versé par les soubresauts de la République et ses guerres civiles, il fallait que pût succéder la cohérence d’un imperium délivrant du chaos. Le principat augustéen vit coïncider pouvoir du peuple romain et acception spatiale, avec le gouvernement d’un vaste espace territorial par un faible nombre de magistrats et de promagistrats. L’emprise de Rome sur son empire resta souple et ce ne fut pas un empire de conquête mais un empire de paix, mû, comme l’ont montré de récents travaux, par le souhait d’un inventaire du monde, et non par une intimidation permanente du monde. Inventaire du monde avec recensement et arpentage qui ne furent pas de simples mesures administratives, mais le symbole de ce que l’on appellerait aujourd’hui le vivre-ensemble. L’inventaire du monde était une vision du monde. Par symétrie, il était essentiel que l’empereur fût visible. La révolution épigraphique, ainsi baptisée par les historiens, fit acquérir une incomparable visibilité (encore un mot d’aujourd’hui) à l’image augustéenne, effigie sur la monnaie ou gravée dans la pierre. Et parce qu’il était visible, Auguste était accessible, ménageant savamment des audiences aux représentants des provinces.

Il ne s’agit pas de céder ici à la glorification rétrospective d’un âge d’or, mais de montrer qu’une remontée aux sources de l’imperium serait fructueuse pour dénoncer les avatars impériaux qu’il subit par la suite. Puisque l’abus de pouvoir n’y est pas originellement inscrit, il n’existe donc pas d’engrenage systématique assimilant empire, expansionnisme, culte de la personnalité. Cet enchaînement liberticide sert trop souvent de commode repoussoir aux démocraties pour éluder leurs responsabilités. Pour récuser toute velléité de conquête, la démocratie est trop pressée de se réduire aux acquêts. N’eût-il pas fallu imaginer un imperium inédit pour défendre Palmyre ? L’inscription au patrimoine de l’humanité n’est-elle pas lettre morte, faute d’imperium ? Paradoxalement, ce sont les empires occidentaux successeurs de l’empire romain qui ont empêché de penser ce nouvel imperium. Ils sont restés corsetés dans l’analogie et l’idéologie, inhibant ainsi l’exploration de nouvelles voies. L’analogie est la comparaison avec Rome. L’idéologie est l’imitation de Rome.

La comparaison avec Rome, sous forme de référence explicite, est présente à travers les siècles. On peut citer l’empire russe, assumant une translatio imperii, Ivan III adoptant l’emblème de l’aigle à deux têtes, ainsi qu’au XVI ème siècle, l’émergence de la doctrine de la Troisième Rome. L’empire carolingien voit Charlemagne « couronné par Dieu, grand et pacifique empereur des Romains ». Le Saint-Empire romain germanique est lui aussi un dérivé médiéval de l’imperium romanum. L’empire des Habsbourg ne néglige guère cette référence fondatrice. Tout le vocabulaire du consulat est emprunté à Rome et l’administration préfectorale est au cœur de l’empire napoléonien. Napoléon III ne méconnaîtra pas davantage ce qu’il doit à le Ville Éternelle. A la veille de la Première Guerre Mondiale, le pangermanisme s’emploiera à jouer sur les mots de « politique mondiale » et « domination universelle » inspirée du modèle romain.

La référence constante à Rome ne serait pas aussi attractive si elle n’était confortée par une idéologie mettant en avant les coordonnées spatio-temporelles de l’empire romain, animé du désir d’éternité et d’universalité. C’est le rôle de l’idéologie impériale que de faire passer ce désir pour naturel et légitime. Imitant la divinisation d’Auguste allant au-delà du simple principe dynastique, la légende napoléonienne va au-delà du récit des victoires. Même la défaite,- il n’est que de songer au poème de Victor Hugo « Expiation »,- est auréolée de gloire. L’empire est immortel et le Troisième Reich était censé durer Mille Ans. L’empire transcende les contingences matérielles, même s’il meurt de leur fait. Qu’il fasse l’histoire ou soit défait par elle, l’empire ne cesse de donner un élan à l’histoire de la manière dont on écrit l’histoire, à l’historiographie. Les images différentes au fil du temps qu’en dessine la postérité reflètent l’actualité du moment. La résonance du Cinna de Corneille était plus audible par Louis XIV qu’au XXIème siècle.

L’empire cristallise un imaginaire, même s’il ne sait plus modeler la réalité. Puissance fantasmatique. Échec pratique. Pris dans cette gangue analogique et idéologique, l’imperium a été peu à peu occulté pour aboutir à une définition de l’empire empruntée ici à un ouvrage de géopolitique : « forme politique associant des peuples différents sous l’autorité d’un souverain qui préserve leurs particularismes. Généralement de grande taille, il prétend unifier le monde connu ou, du moins, un vaste ensemble géographique ». On pourrait ajouter qu’il meurt de cette prétention, ouvrant la voie à une péremption  généralisée. Péremption car, si l’on parle de développement durable pour la planète, il y a, en revanche, péremption généralisée pour la politique : disparition des empires, désuétude de l’État-Nation, fragilité des constructions institutionnelles de l’Union Européenne (l’espace Schengen serait-il aussi menacé que le limes romain ?)

Cette obsolescence risque de se traduire par un non possumus. Or, l’imperium est le contraire du non possumus. Encore faut-il le doter d’un nouveau logos. C’est celui de la féminologie, qui ouvre le carcan de l’analogie et de l’idéologie. Elle opère en se posant comme une pensée du réel, grâce au paradigme de la gestation défini par Antoinette Fouque.

Pensée du réel et non pas du mythe de l’origine par lequel l’empire s’invente une filiation légendaire (ou pseudo-historique) et la démocratie brode sur sa genèse par l’abstraction du contrat social. Le mythe a pour antithèse,- ils sont donc liés par symétrie et souffrent dès lors des mêmes défauts,- le pragmatisme de la feuille de route artificielle qui prétend tracer les frontières et doser les composantes ethniques. Le mythe engendre par la fable, le pragmatisme engendre sur le papier : tous deux ignorent la gestation de ce qu’est une communauté humaine. Le peace-making est perçu comme un montage que d’aucuns s’emploieront à démonter avec brutalité. Le paradigme de la gestation fait passer de la simple ingéniosité d’un montage à ce qu’Antoinette Fouque nomme la génialité-génitalité : quand on prétend reconfigurer le monde, encore faut-il savoir mettre au monde une communauté vivante qui soit viable et vivable.

Pensée du réel et non pas d’une unicité illusoire. Le réel commence avec deux pour créer la singularité d’une personne. C’est l’altérité qui est première. « Il y a deux sexes » écrit Antoinette Fouque et la personne ainsi enfantée se distingue du personnage fabriqué pour les besoins de l’empire, que celui-ci soit l’empire régime politique (personnage de l’empereur) ou l’empire de la marchandisation mondialisée (personnage du consommateur). Si l’altérité est première, on ne saurait la faire disparaître par un coup de force tel le nettoyage ethnique.

Pensée du réel et non pas d’un cosmopolitisme de façade. Il s’agit de donner corps aux idées kantiennes « pour une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique » : une violation des droits de l’homme en un point de la planète est ressentie partout. « La situation intérieure de chaque Etat est un objet d’intérêt légitime pour les autres ». Or, les atteintes aux femmes, dont lé réalité mondiale n’est pas à démontrer, invitent à promouvoir un pouvoir-être-une-femme qui ne soit pas tributaire de l’impérialisme d’une émancipation octroyée.

Pensée du réel et non du virtuel. La globalisation est souvent présentée comme un impérialisme où l’économie numérique et les drones, le « présent liquide » (labilité universelle théorisée par Zygmunt Bauman) et la dématérialisation dissolvent l’individu par l’ubiquité et l’immédiateté. Or, le paradigme de la gestation rappelle ce qu’est la maturation pour faire accéder à la maturité d’une pensée irréductible à un clic d’ordinateur.

Pensée du réel et non des hantises et métaphores. Hantise du déclin qui est la notion associée à celle d’empire. Grandeur et décadence des Romains, écrivait Montesquieu. Hantise de la faiblesse de la puissance (États-Unis) et de la puissance de la faiblesse (Russie). Le déclinisme risque de devenir un exercice de style versant dans les clichés. C’est la figure stérile de la libido dominandi  à laquelle Antoinette Fouque oppose la libido creandi. La réflexion binaire atouts-faiblesse des empires ne crée rien. Elle se complaît dans les métaphores dont on a grimé les empires : « Homme malade de l’Europe, prison des peuples »…

Pensée du réel et non des dossiers qui se succèdent au fil des crises : crise économique, crise grecque, crise migratoire, catastrophe naturelle… Les démocraties gèrent des dossiers. Les empires forgent des desseins. Et les unes et les autres échouent devant la plénitude réclamée par l’action, qui doit simultanément embrasser l’infiniment grand et l’infiniment petit, sans être un programme parce que la réalité le déborderait de toutes parts. La gestation n’est pas un programme. Elle n’a pas à répondre à la question « que faire ? ». Elle fait. Au devoir-faire de l’exaltation impériale, au devoir-être  des principes démocratiques,  elle oppose ce qu’elle fait sans qu’on lui dise de le faire ni ce qu’elle doit faire. Elle s’affranchit de l’impérialisme des agendas qui gouverne les priorités.

Éclairé par la féminologie, l’imperium aurait pu faire comprendre que Palmyre, ainsi nommée par l’empereur Hadrien, était un enjeu vital. Dynamiter des monuments pluriséculaires est aussi inacceptable qu’un massacre et lui est souvent associé.

« La trace historique des images ne dit pas seulement qu’elles appartiennent à une époque déterminée, mais surtout qu’elles n’atteignent leur lisibilité qu’à une époque déterminée », écrit Walter Benjamin à propos de Paris sous le Second Empire.

Notre époque est celle où les empires atteignent leur lisibilité.

 

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