Gravidité, gravité, grâce

janvier 2008 |

Roger Dadoun

in Penser avec Antoinette Fouque, des femmes-Antoinette Fouque 2008

 

Des activités et des textes d’Antoinette Fouque, trois éléments majeurs me paraissent se distinguer,  en forme de « poteaux indicateurs » (expression utilisée par Péguy dans sa Note conjointe de 1914, pour marquer quelques  signes majeurs de la culture – toute interprétation phallomorphe serait surérogatoire). Ils offrent à la fois une scansion efficace de sa pensée et d’indispensables repères pour une approche analytique. Bien que se compénétrant intimement, ils se présentent chacun sous une appellation d’une exigeante singularité : « Psychanalyse et politique », « Alliance des femmes pour la démocratie », « Gravidanza ».

 

Le nerf politique de la psychanalyse

Ce qui vient, à notre connaissance, de  plus lointain dans le temps de l’élaboration et de la perlaboration, mais aussi de plus immédiat, constant et proche dans la pratique, c’est le syntagme « Psychanalyse et politique » – « Psych. et Po. » abrégé élevé au rang de signifiant-maîtresse. On ne manquera pas d’y relever la mise à nu du nerf le plus vif de la psychanalyse, et il nous paraît symptomatique et essentiel  qu’il soit porté, ce signifiant,  par une femme – fil rouge théorique en même temps que rouge étendard social de révolte, inaugurant et préservant la continuité d’une action historique et culturelle (Mouvement de Libération des Femmes), et soutenant un projet révolutionnaire à long terme qui en appelle à des ressources anthropologiques, génériques (Il y a deux sexes) et génésiques (Gravidanza), à l’aide desquelles affronter avec une énergie renouvelée ce qui constitue désormais bien plus qu’un Malaise dans la civilisation. C’est le diagnostic porté par Freud lui-même, qui conclut son essai Das Unbehagen in der Kultur, 1929, sur le conflit inexpiable entre « l’Eros éternel » et « son adversaire tout aussi immortel », Thanatos, la pulsion de mort. [Que ce terme de « civilisation » fasse l’objet, aujourd’hui même, d’une triviale récupération politicienne et, passé à la moulinette du dévergondage médiatique, cabotine en partition ubuesque dans l’actuelle logorrhée sociologico-politique, voilà qui n’aurait pas manqué de « foutre » – pour user du lexique du jour –  à Freud un sacré coup de Unbehagen.]

Il ne suffit pas – le corps des psychanalystes fonctionnant comme un seul homme (accueil et renvoi en miroir de l’homme Freud et de sa théorie ego- et monocentrique) – de prononcer que la psychanalyse s’édifie ou s’érige sur le seul pilier porteur du phallus (phallocentrisme, phallocratie, phallologocentrisme, « ère phalloïste », phallace, amen phalloïde à l’homélie du MonoMaître,  etc.) :  encore faut-il faire place nette, pour que la saillie phallique puisse advenir et s’exhausser, et que s’instaure et se perpétue, dans la structure psychique, le triomphalisme. C’est la raison pour laquelle l’orthodoxie analytique s’emploie avec languissante hargne et une constance butée à occulter, oblitérer l’espace politique où règne, aveuglant, le phallocratisme, elle  ne veut rien voir d’autre, ne traiter rien d’autre que la seule psyché (le corps même lui passe à la trappe). Au tout Psych., le trône – mais quant au Po., pas de pot ! Le mythe, tel qu’on se plaît grassement à le circonvenir, vient ici en commode illustration : au terme de sa trajectoire tragique, qui a servi et sert toujours officiellement à oedipianiser pour la postérité les mouvements et portées de la libido, notre vieil et immarcescible Œdipe se crève les yeux. Circulez, il n’y a rien à voir,  là dehors – le dedans a raflé toute la mise. Royautés escamotées, « vaporisées »  les Maîtrises – ne persiste plus que l’internalité,  l’âme (et que d’âme, que d’âme, damned !).

Restituer à la psychanalyse sa dimension politique, c’est d’abord et simplement lui rendre sa pleine envergure freudienne, préserver son impact et son potentiel de « révolution » anthropologique plénière, serrant au plus près (après la révolution copernicienne recentrant la position de la terre, et la darwinienne recentrant la place de l’espèce humaine) le statut d’intériorité de l’être de l’homme. Mais en frappant cette intériorité du signe de la non-maîtrise (« le Moi n’est pas maître en sa propre maison », écrit Freud), le fondateur de la psychanalyse ne mobilise pas seulement l’inconscient, avec le rêve sa « voie royale », les pulsions, avec la sexualité prince de ce monde  – il désigne aussi, et implique, par l’acharnement à poursuivre et développer sa propre anthropologie (Totem et tabou, L’avenir d’une illusion, Malaise dans la civilisation, L’homme Moïse et la religion monothéiste, et la fondamentale étude sur « Psychologie de masse et analyse du moi ») tout le champ du politique.

Outre ces substantiels apports freudiens, une certaine exigence politique « inconsciente » de Freud affleure en métaphores qui viennent avec brio émailler des thématiques strictement psychologiques. Évoquant, dans son bref article sur « Le fétichisme » (La vie sexuelle), le thème du « manque de pénis chez la femme » (grosse carotte freudienne extirpée d’un gisement inconscient et socio-politique phalloïde), il compare la « panique » qui s’empare de l’enfant à celle de l’adulte criant « le trône et l’autel sont en danger » ; et dans la citation des Essais de psychanalyse appliquée donnée plus haut, il compare le Moi à « un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. » (« Monarque absolu » devait être souligné,  parce qu’il constitue, avec sa « bande à Mono » et ses costumes et masques divers, une cible privilégiée que « descend », allant « vers le peuple », la psychanalyse politique d’Antoinette Fouque).

La plupart des corporations psychanalytiques continuent, simple constat,  à sagement moudre les grains de l’âme au moulin de l’honorée Clinique.  [Comment ne pas penser, images fortes, aux neuf sévères et noirs « Moules Mâlic » alignés raides dans La Mariée mise à nu par ses célibataires, même, de Marcel Duchamp, l’artiste qui se fit femme en photo (aguichante) et en signant Rrose Sélavy (éros, c’est la vie), tout en virilisant (L.H.O.O.Q.) d’une moustache coquine l’imperturbable Joconde ?] Mais nombreux sont – furent surtout – les analystes et philosophes, rangés parfois sous l’appellation commode de « gauche freudienne », qui se sont engagés dans cette autre voie « royale » (le Chef) et « populaire » (la Masse) d’un Freud penseur politique « en temps de détresse » – « en ces temps de détresse », « et de désespérance », poursuit Fouque. Le plus illustre est sans doute Wilhelm Reich, avec des œuvres incontournables telles que La psychologie de masse du fascisme, Les hommes et l’État, L’irruption de la morale sexuelle, La révolution sexuelle, Écoute, petit homme, Qu’est-ce que la conscience de classe ?, etc. Le programme élaboré par son Association allemande pour une politique sexuelle prolétarienne, ou SEXPOL, fondée avec le parti communiste en 1931, rassemble de manière quasi exhaustive toutes les revendications féministes exprimées en son temps et ultérieurement encore et l’avenir en sus.

Mais quelles que soient les références « gauchistes » des auteurs, femmes incluses (marxisme, socialisme, matérialisme, anarchisme, féminisme, naturisme, etc.), la femme se retrouve toujours, jusque dans le tardif et louable effort  que fait un Marcuse pour conjoindre Marxisme et féminisme,  inscrite – rangée – dans le groupe des humiliés, exploités et victimes, et elle n’accède à une plus nette visibilité que sous les auspices de l’« émancipation », aux couleurs, parfois, du « paternalisme » et de l’ « humanitairerie ». Peu de cas est fait de la femme comme telle, si l’on peut risquer cette formule, prompte à amorcer une dérive vers une douteuse « essence ». On en reste à l’idée, exprimée avec plus ou moins de conviction (l’inévitable et redoutable « intime conviction ») ou de condescendance (l’insupportable clin d’œil complice des mâles), selon laquelle « la femme est un homme comme un autre » – manière charitable ou perverse d’écarter et de refouler la femme en tant que précisément autre, comme autre autre qu’homme : « il y a » là du « 2 » ! [Ne serait-il pas autrement plus approprié et plus fructueux même, au regard notamment de l’évolution tant phylogénétique (l’espèce) qu’ontogénétique (l’individu), de poser en premier lieu que « l’homme est une femme comme une autre » ? On verrait peut-être alors se dessiner, avec sa dynamique originaire et sa puissance anthropologique créatrices d’humanité,  toute une économie – « gynéconomie », dirait Fouque – ensemble libidinale, symbolique et politique, de l’échange, en tant que premier et universel ressort.]

Sous le signe de « Psychanalyse et politique », Antoinette Fouque accomplit une espèce de coup de force : elle introduit dans la sphère analytique – qui tournait (en) rond plus ou moins rondement et en rondeurs doltomaniaques, pour le dire comme ça – d’un même mouvement et le politique et la femme, en une association, une alliance combinant « gravité » (travail de la raison) et « gravidité » (travail du corps) : d’une part elle marque le politique, génériquement, au sceau de la femme, et, ce faisant,  le subvertit, le bouleverse, le dégage de son no woman’s land pour l’engager dans un processus de re-naissance, de re-création ; et d’autre part elle figure la femme en actrice politique, à la fois ancestrale et neuve, d’un nouveau genre, c’est le cas de le dire – non plus  simple imitation de l’homme, assignée à un strapontin qu’il concède sur les marges étroites de ses pouvoirs, mais productrice, créatrice d’une donne nouvelle (on pourrait s’adonner ici, pour mieux faire entendre une juste musique, à l’exercice d’un double faux ami,  qui donnerait en italien : una donna novella ! – une femme-une donne inscrites dans une « nouvelle », un neuf récit).

 

Le temps de vivre

Avant de voir ce qu’il en est de cette nouvelle donne « féminologique », de cette incorrecte « donna novella » (que les recherches anthropologiques, comme celles entre autres de Marija Gimbutas, mais aussi bien les interprétations inspirées par la Kabbale, permettraient de figurer en « Ancienne des Jours », Mère originaire alliant fantasme et réalité – telle cette Eve que Péguy ressuscite et interpelle, en tête de son immense poème généalogique aux milliers d’alexandrins : « Ô Mère ensevelie hors du premier jardin ») accédant à une plénière humanité, il importe d’aller au plus pressé, et d’affronter les urgences, violences et défis quotidiens qui traversent sans répit la condition de la femme, plus exactement, les conditions diverses des femmes à travers le monde.

Il existe assurément de notables et proprement vitales différences dans le statut et le « vécu » réel, comme on dit, des femmes des différents pays – allant d’une relative et précaire sécurité, voire promotion, dans les démocraties occidentales, à un harcèlement permanent et criminel dans les nations et communautés, d’envergure variable, régies par les fanatismes religieux, en tacite ou jactante complicité avec des systèmes politiques de type totalitaire (femmes assassinées en toute impunité par des proches « légitimés », ou exécutées en toute légalité dans des pays soumis à la charia – sachant que cette chose-là, la charia, diversement attifée, demeure pour beaucoup une peu résistible tentation).

Certaines caractéristiques communes persistent à peu près partout, qui font de la femme ou ne veulent voir en elle qu’un être mineur (juridiquement, même), inférieur (intellectuellement, même), immature (biologiquement, même), irresponsable et infantile même – jusque dans le fait de lui reconnaître (lui restituer ?), sur cet ultime point, pour qu’elle en assume la production, l’entretien, les charges et les servitudes, le monde de l’enfance (et les joies, que l’on fait monter en épingle de nourrice, pour faire passer le tout).

Il y va, « en fait », du temps de vivre, au sens le plus strict, qui est de tout simplement « rester en vie », de ne pas être dégradée,  mutilée, massacrée ; plus communément, de traîner sa vie dans la misère, le malheur, la souffrance, la frustration et le ressentiment ; au mieux, de préserver, fût-ce à son étiage le plus élémentaire, le goût de vivre, de garder confiance au vivant instant, que parfois la seule couleur du temps suffit à embellir ; enfin, pour les plus comblées, si ce terme insensé peut ici « faire sens », d’ « aller au-devant de la vie », de la prendre à bras le corps, littéralement, c’est-à-dire charnellement à âme ardente,  et de pouvoir prendre place, au gré d’incidences singulières, plein ventre ou ventre creux, sexe clair ou sexe sombre, tête agile ou tête lente, dans la lignée créatrice-procréatrice qui maintient l’humanité sur la fine et mystérieuse arête du don de vie.

C’est ce temps de vivre, en son frémissant arc-en-ciel (« l’autre moitié du ciel », dit-on) plongeant dans les ténèbres, que prit en charge, croyons-nous, le Mouvement de Libération des Femmes, en prolongeant dans la durée et la passion ce que le mouvement de Mai 68 avait produit de plus « bon » (« du bon » à la Winnicott) : une neuve, plus libre et plus autonome perception du corps, un sens plus aigu et plus exaltant de la sexualité, une sensibilité plus libertaire dans les relations professionnelles, sociales, humaines, amoureuses. En chacune de ces voies que Mai venait de désencombrer, chacune, chacun s’engouffrèrent, peut-être avec plus de pusillanimité que de hardiesse, moins de chance que de péril, plus de solitude que de solidarité – mais demeurait ouvert, au moins potentiellement, en tout état de la cause féministe, débordant la « freudienne », un nouvel espace : pour le corps, pour le politique, pour de nouvelles alliances. Ce meilleur de Mai 68, on peut constater, quarante ans plus tard, qu’il n’est toujours pas accueilli ni digéré, il s’en faut de beaucoup, par les muqueuses voraces acides des pouvoirs réactionnaires et des « gouvernances » répressives, si industrieuses par ailleurs à transformer l’excrément en or (« l’argent pue », lance Freud,  enthousiaste d’avoir, avec sa Dreckologie – sa Merdologie – dégagé la fabuleuse portée politique de la libido anale) et l’homme en excrément (sur les balances historiques et ontologiques où vacille notre horizon, pèse toujours, telle une colossale et irréductible tare – celle qui avec précision donne le juste poids des choses humaines – la ténèbre d’Auschwitz et des camps d’extermination qualifiés par les nazis d’« anus du monde »).

Ce meilleur du mouvement de Mai 68, aux allures, en cette année 2008, de quarantenaire ou quadragénaire, selon l’usage commémoratif ou carriériste (les « quadras » au pouvoir ?) qu’on veut en faire – on sait aussi, coutumier spectacle de cirque politique, avec quelle célérité les dits « leaders » et autres agents d’influence et de communication se hâtèrent de le larguer tout en l’exploitant, habiles pour les plus flexibles à dénicher bonnes places et rentables (r)(em)placements, dignes de les faire figurer dans  un who’s (fucking) who. (Avant d’être promu inspecteur de l’Éducation nationale, Alain Geismar, camarade du PSU, rencontré un jour devant la statue de Montaigne face à la Sorbonne peu de temps après les encore vibrantes journées de Mai, à ma banale question « que fais-tu ? », répondait avec la plus extime conviction et jouant « grave » son grand « R » : « La Révolution »).

Mais tout cela fait pâle figure, s’offre en banales quoique  redoutables expressions coutumières (costumières aussi, au vu des images, télévisuelles notamment ; en italien, costume, c’est la « coutume » et le « costume ») des « plans de carrière » individuels et des emprises de réseaux et groupes mafieux – au regard de cette avancée majeure, portée tant par la subversion diffuse de Mai 68 que par l’hystérisation créatrice (c’est tout de même à l’ « hystérie » que l’on doit la psychanalyse, ô chères Anna O. et autres dames au divan) que constitue le Mouvement de Libération des Femmes, avec son sigle-étendard (tout autre chose que le dard de l’étant, ce phallus postiche, dit Dasein en triste français philosophique, que le philosophe à culotte de peau vaticinant de la Forêt-Noire crut reconnaître transfiguré en son Führer ) : MLF.

Remarquable est le fait que cette forme verbale, MLF, initiales initiatiques,  trois consonnes consonnant comme la structure consonantique d’un verbe hébreu, soit apparue, a fonctionné, brûlant des étapes qui n’avaient que trop tardé à prendre feu et flammes, comme le condensé, le précipité de la profonde, « viscérale » pourrait-on dire, revendication féministe (et) politique qui a secoué la société française. Trois lettres, certes, pour nommer le Mouvement même, mais plus largement toute mouvance féministe, et plus largement encore toute femme se voulant, se revendiquant, s’affirmant telle, à savoir, « ça voir », femme – et plus largement enfin, « mouvement de civilisation ».

Noyau dur à la fois irradiant et capteur, le sigle prenait place dans un mouvement planétaire effervescent, élan et bond en avant  [autre chose que la meurtrière mascarade maoïste – mais il est bon de rappeler que le féroce dictateur chinois, avec sa « pensée mao-zé-dong » dont dingue se pâma Tel quel,  n’hésita pas, en ses jeunes années, à s’en prendre violemment à la société paternaliste phallocratique, allant jusqu’à s’identifier lui-même à la femme, et à adopter un « parler-femme » pour dénoncer « les hommes éhontés, les hommes méchants (qui) nous transforment en jouets et nous obligent à nous prostituer indéfiniment à leur profit »], bond en avant, donc, de ce qui apparaît comme un universel féminin, l’accès de la femme à un statut d’universalité jusqu’alors non pleinement reconnu, et qui continue encore aujourd’hui de faire problème et   l’objet d’une sourde ou farouche dénégation. Tout se passa comme si l’on se mettait à entendre, en écho revendicateur aux paroles plutôt floues d’un chant révolutionnaire célèbre mais ignorant les femmes : « L’Internationale / Sera le genre féminin » (lequel inclut nécessairement l’« humain », s’il est vrai que, de ce dernier,  il est « gros », porteur, procréateur, continûment créateur).

Le « temps de vivre » revendiqué par les femmes a connu un tournant décisif – un bond anthropologique – avec la promulgation, le 17 janvier 1975, de la loi Veil (du nom de Simone Veil, ministre de la Santé) sur « l’interruption volontaire de grossesse », l’IVG, qui, complétée par des mesures contraceptives de plus en plus fines et efficaces, a libéré la femme d’une contrainte biologique d’autant plus sévère que, prenant sa source dans le plus (ir)réductible désir, elle s’inscrivait dans un système accablant  de pressions et violences organiques, psychologiques, sociales,  juridiques, culturelles, dont l’étreinte se desserre sans nullement disparaître.

Prolongeant cette politique d’intervention dans la vie quotidienne, les situations concrètes, les événements en leur (im)prévisible irruption (violences, assassinats, bûchers, abus en tous genres), Antoinette Fouque crée en 1989 (c’est le bicentenaire  de la Révolution française – et revient du coup en force et en grâce en notre mémoire la figure superbe d’Olympe de Gouges, guillotinée en 1793) l’Alliance des Femmes pour la démocratie, formulation qui est déjà tout un programme, fondé sur le principe selon lequel seuls pour notre temps les dispositifs démocratiques – lois, réglementations, éducation, innovations, mœurs, lutte contre intégrismes, fanatismes, idéologies et pratiques religieux,  répressifs et fascistes – c’est-à-dire, selon la définition exhaustive d’Antoinette Fouque, « une République vivante, vitale, démocratique, paritaire, laïque et universelle »   – se révèlent en mesure, non sans peine et pour autant qu’elles soient loyalement prises en considération, d’entendre les exigences et aspirations formulées par les  femmes elles-mêmes. Mais on ne sait que trop à quel point, tandis que les indispensables mesures se font attendre, représailles, régressions, reculs et retours en arrière poursuivent leurs maléfiques et sournois cheminements, guettant la moindre brèche pour reprendre du poil de la bête immonde et passer à l’acte.

Formation d’un nouveau genre, redisons-le, l’Alliance des Femmes pour la démocratie manifeste sa présence originale dans le champ politique – encore que la voix sui generis des femmes soit systématiquement couverte ou brouillée par les proférations et logorrhées, récupérations et surenchères démagogiques des organisations politiques et syndicales, de droite ou de gauche, d’extrême-droite ou d’extrême-gauche, les détournements et décervelages médiatiques, et les prêches des clergés et églises de toutes obédiences, traditionnelles ou modernistes.

« Œuvre ouverte », in progress,  la voix de l’Alliance nous parvient, à la fois ressac venu du plus lointain et précurseur d’un temps d’espérance, comme l’écho de l’obstinée circulation souterraine d’une énergie féminine accumulée au long des siècles et des jours, sur toutes terres et en tous foyers, et dont il se pourrait bien qu’un jour prochain, un rien suffise, une simple étincelle, incidente, inattendue, impromptue, virtuose voltigeuse, pour en avérer le vivace éclat.

 

Dansante gravité

Le recueil de textes allant de 1970 à 2007,  publié aux éditions Des femmes, porte le titre italien de Gravidanza, en français « grossesse ». On voit et l’on entend sans coup férir la différence signifiante. Le français « grossesse » démarre assez lourdement, avec ce « grosse » (donné couramment comme synonyme plus ou moins dépréciatif pour qualifier la femme  « enceinte ») qui fait souvent référence à l’un des excès que peut craindre cette dernière (ou n’importe quelle femme, à l’aune de la mode), pour qui une prise de poids trop importante ne facilite guère l’accouchement, et contribue à une perception disgracieuse de l’image du corps ; et le mot, qui renvoie, aussi grevé d’angoisse et de résistance soit-il, au plus bel événement qui soit, à l’acte de vie par excellence, se clôt sur une désinence triviale, qui rime avec tout un éventail de substantifs, oscillant, à l’oreille et au gré de la réception interne de chacun, entre le bon (largesse, finesse, justesse, adresse) et le mauvais (bassesse, tristesse, gonzesse, détresse). En revanche, le terme italien de « Gravidanza », outre qu’il prend racine dans la langue d’une mère calabraise, ne pouvait  manquer de séduire Antoinette-Antonietta par sa dense et allègre signifiance : il cumule, en français comme en italien, à la fois « grave » (grave), « gravide » (gravida) et « danse » (danza) – pouvait-on rêver  plus allègre et plus séduisante trinité ?

Une dansante « gravité », une femme « gravide » (l’usage du terme a tendance à tirer en direction de l’animalité) qui danse, voilà, diront les esprits chagrins et mâliques (dont on connaît le « grossier » lexique : une femme « en cloque », une femme qui « a le ballon », « qui a attrapé un bébé »), des figures qui, question grâce, laisseraient plutôt à désirer. Il faut, il est vrai, pour donner à gravidanza sa résonance grave et ravie, une sorte d’état de grâce – le seul état, croyons-nous, qui mérite pareille appellation (écartant les intarissables et verbeuses spéculations théologiques ou esthétiques sur la question, nous ne retiendrons que la très concrète notion reichienne de « convulsion orgastique », acmé de la jouissance, pour marquer qu’elle est d’un tout autre ordre, bien qu’impliquée de toute façon – réelle, symbolique ou imaginaire – dans la grossesse, puisqu’il y a deux sexes).

[Difficile de ne pas faire état, concernant cette dansante gravité-gravidité, d’une expérience personnelle : les séances d’information et de formation sur la grossesse et l’accouchement qui se déroulaient à l’hôpital de Pithiviers (maternité du Dr. Michel Odent), choisi, quoiqu’à plus de cent kilomètres de notre domicile, par ma femme, Catherine Turlan, spécialiste de littérature enfantine, et moi-même, pour la naissance en piscine de notre cinquième enfant, comprenaient des séquences de chant prénatal (méthodes de psychophonie mises au point par Marie-Louise Aucher), accompagnées de danses entre couples (slow, boston ou tango, plutôt que rock, swing ou rumba). Les conditions physiques et psychologiques dans lesquelles évoluaient ces « couplaisons » gravitaient autour de la grossesse – le centre de gravité, physique ou moral, était le fœtus ; les gestes et mouvements, et même les paroles, pour ceux qu’inspirait l’enseignement de Marie-Louise Aucher, sollicitaient le sens de la mesure, un rythme réglé sur lenteur, patience, vigilance, prudence, courage, délicatesse – qualités s’exerçant en complicité et en affinité avec  la pesanteur ou « gravité » du corps propre, réapproprié et recentré (en italien comme en français classique, grave signifie aussi « pesant », « lourd ») ; la chorégraphie organique, libidinale et psychique, articulant ces modulations diverses, vivement recommandées à la femme enceinte et mises en jeu dans cette « gravidanse », autorisent donc à parler de « mémoire gracieuse » – expression adéquate employée par Antoinette Fouque poétisant, voix clamant dans le désir, comme suit  : « énoncer, de plein chant, nos revivances, toutes » . Ô mères et ancêtres, femmes, filles, et petites-filles de l’avenir, en quel étrange et familier ballet – chaleureux et captivant Unheimlich – nous entraînent, entrelacs de chants, cris et courbes, à travers les âges, les pas « saintement, lentement  placés » (Valéry) de Gravidanza !

Vers Gravidanza convergent les trajets proposés par Antoinette Fouque. En tout premier lieu, élaboré à la croisée de « Psych.et Po. », le concept d’une « envie d’utérus » empoignant le désir de l’homme dame le pion à l’orthodoxe et phallomorphe notion d’« envie du pénis », inscrite première par Freud dans le désir de la femme et  rapportée en toute majesté à la libido phallique. Fouque réplique en parlant, elle, de « libido utérine » ou encore de « libido femelle », ou même de « libido 2 » – centrée sur ce fabuleux et poignant « utérus » (quelle poigne !) qui « ne figure toujours pas, dit-elle, dans les dictionnaires de psychanalyse ni dans les dictionnaires d’éthique » ni « dans l’Encyclopoedia Universalis. » Comble du vide, et de l’évitement – politique machiste du ventre creux.

L’expression de « libido 2 » peut laisser songeur. La référence à la grossesse et à l’utérus appellerait aussi bien « libido matricielle », qui outrepasse l’utérine, ou libido fœtale, restituant au fœtus, l’oublié toujours présent, sa premièreté libidinale, et une personnalité avec laquelle, après un échange de paroles que l’on sait sensibles et instauratrices, on commence à entretenir une relation de plus en plus fine de connaissance approfondie (radiographie,  échographie, amniocentèse, scanner, etc.).

Osera-t-on, à titre d’hypothèse de travail, proposer  « libido O », à ne pas entendre, faut-il le préciser, degré zéro (0) de libido –  encore que le principe d’une libido zéro aurait l’avantage de couper l’herbe sous le pied phallique et faunesque d’une libido 1, dominée par l’Un, l’Unique, le Monos, cible privilégiée de Fouque, à tant de justes titres : psychanalytique, politique, idéologique, anthropologique. Libido O pourrait figurer une sphère potentielle, un utérus libidinal discret « grOs » des rejetons en réserve de la libido. Libido O pourrait incidemment rappeler à notre gracieuse mémoire la figure d’Anna O., la patiente « hystérique » « grosse » – conception par l’oreille de Freud, dirait Jones –  de l’invention de la psychanalyse. L’O donne à voir la grossesse et son baroque admirable, désigne l’horizon de l’O-céanique (le « sentiment océanique » de Romain Rolland, sensation de baigner dans la matrice-univers ; Thalassa, psychanalyse des origines de la vie sexuelle de Ferenczi, suggérant ce rythme : retrouver les « grandes eaux » avant de les perdre pour donner vie, etc.). L’O engage dans  la voie d’une libido O-riginaire, primordiale, difficile assurément à concevoir et à cerner, mais que diverses références analogiques invitent à imaginer sous l’aspect d’une énergie potentialisée, « en puissance », dirait Aristote, en retrait et en réserve pour les mises en formes et en actes que requerrait la brute réalité (le chaos).

[Une telle puissance libidinale originaire en suspens anticipant tout objet ne serait-elle pas de nature à constituer une origine possible de l’idée de divinité,  cercle du ciel ou de la terre toujours en gestation, inépuisable utérus procréateur, dont les premières représentations concrètes livrées à nos provisoires connaissances seraient  les déesses-mères ? On pourrait trouver un équivalent plus abstrait dans le motif géométrique des cercles concentriques dessinés par les aborigènes d’Australie sur les plaquettes totémiques appelées tjurunga, déposées dans la grotte sacrée où la femme se rend pour accoucher et assurer la filiation totémique – à l’issue parfois d’une marche dans le bush de plusieurs dizaines de kilomètres. A cette inscription matricielle correspondrait par ailleurs le rite crucial de la subincision : la face inférieure du pénis est fendue dans toute sa longueur, de manière à imiter la fente vaginale, saignement inclus, en suite de quoi les hommes s’autorisent à annoncer aux jeunes initiés, qu’ils arrosent du sang de leur blessure, « nous sommes vos mères mâles »].

« Féminologie », qui sous-titre les deux ouvrages ici pris en considération, est une approche qui doit être envisagée, au premier chef si l’on peut dire, dans sa dynamique socio-politique actuelle et historique, consistant à intervenir et faire pression en tous lieux et sur toutes organisations et institutions pour arracher des mesures d’immédiates reconnaissances et protections ; mais, plus gravement encore, dans son ample perspective anthropologique (philosophique), qui mette l’accent sur le « génie » et la « génialité » des femmes, prenant appui sur leur « génitalité » pour une perpétuelle remise en question du vivant comme tel, de l’humanité comme telle. Fils rouges traversant maints textes d’Antoinette Fouque [il ne serait pas déplacé, bien que singulièrement paradoxal ici, de faire allusion à la fascination de ce rouge menstruel qui, comme l’a montré Durkheim, positiviste voyeur et  père de la sociologie française, suscite les fureurs et phobies taurines des mâles en d’innombrables sociétés, dites « archaïques »  – mais pourquoi pas, chez tous, une « envie de sang menstruel » ?], les termes  « génie », « génialité», « génitalité » gravitent autour du thème de la maternité, définie comme étant, en puissance et en acte, ensemble procréatrice du vivant et créatrice d’humanité.

Fouque rappelle, dans Il y a deux sexes, que les mouvements de Mai 68 voyaient d’une sale œil la maternité, fondement et finalité de la famille,  institution réactionnaire et  bourgeoise : « avoir un enfant, dit-elle, était presque infamant ». [Mais je me souviens, pour ma part, de la garderie de la Sorbonne, où j’eus l’occasion, habitant à deux pas, de laisser deux fois ou trois fois mon tout jeune fils; j’en fis état dans un article de La quinzaine littéraire, où je décrivais l’atmosphère de la Sorbonne occupée –  ce qui m’attira les foudres des psychanalystes auteurs de L’univers contestationnaire, qui ne voyaient dans l’agitation de Mai 68 qu’une histoire,  œdipienne évidemment, de pot renversé].

La maternité telle que la conçoit Antoinette Fouque n’a strictement rien à voir, est-il besoin de le souligner,  avec les idéologies bourgeoises, religieuses, conservatrices, puritaines,  réactionnaires, vichyssoises, fascistes, nazies, etc., pour lesquelles la femme réside toute entière dans l’utérus, au sens strict d’organe de la reproduction (air connu, qui vaut latin d’église : tota mulier in utero). L’idéal féminin prôné et imposé par l’État vichyste, modèle du genre, était celui de l’intégrisme chrétien : femme au foyer, épouse fidèle, catholique, mère de famille nombreuse ; pour elle fut instaurée la fête des mères, alors qu’au même moment on n’hésitait à incarcérer ou guillotiner avorteuses – « faiseuses d’anges » – et avortées.

A cette idéologie d’inspiration religieuse et de pratique fasciste, les mouvements féministes, dans la mouvance de Mai 68, portent quelques coups décisifs ; mais la tendance persiste, comme l’indique la précédente remarque d’Antoinette Fouque, de jeter, on peut le formuler ainsi, le bébé avec l’eau bénite du bain, de rejeter la maternité avec l’idéologie régressive et répressive qui s’en empare pour l’exhiber en valeur vitale dominante (« Laissez-les vivre ! »).  Sous l’effet, en partie d’une expérience personnelle (naissance d’une fille en 1964), mais plus encore d’une vision anthropologique renouvelée de la féminité, Antoinette Fouque renverse le statut traditionnel de la femme : la femme n’est pas « toute entière dans l’utérus », c’est l’utérus (machine puissante et figure sacrale) qui est tout entier dans la femme ; la femme n’est pas toute entière dans la maternité (reproductrice), c’est la maternité qui est toute entière dans la femme – maternité dans ses aspects biologique, psychique, sociale, politique, culturelle, c’est-à-dire, donc, maternité qui peut être  aussi bien réelle que symbolique ou imaginaire ou fantasmatique.

Il y a deux sexes, on n’y coupe pas – mais l’un et l’autre ne cessent de se croiser et de se déborder et de s’affranchir l’un l’autre, l’un avec l’autre, l’un dans l’autre. Gravidanza est toujours présente, pesante  – mais emportée au-delà d’elle-même. Son poids, sa gravité, ne leste pas seulement, ne pèse pas seulement sur un corps de femme, elle marque chaque chose, chaque être, d’une autre gravité, les dote d’un autre poids ; sa gravidité n’est pas seulement  grossesse  procréatrice d’un être vivant (génie de la femme), elle est espace, figure et emblème de créativité – dans l’homme même, s’il est vrai qu’en l’envie d’utérus réside sa plus radicale poussée, étant ensemble dense origine et absolue carence, lesquelles ne sauraient être re-vécues, re-vitalisées, intégrées, surmontées ou sublimées que par une activité obsessionnelle de création. Ce dernier mot sied en toute humanité à l’être (génie) de la femme, puisque, procréatrice (génitalité) de « créatures » vivantes, elle est le modèle par excellence (génialité) de toute création, laquelle ne saurait être autre elle-même, seule chose suprême dont nous soyons à peu sûrs, que création de vie et création d’humanité.

 

Principales références

Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, Gallimard, 1995, 2004. Gravidanza, Des femmes, 2007.

Herbert Marcuse, Le problème du changement social dans la société technologique, suivi de Marxisme et féminisme, Homnisphères, 2007.

Freud, Le malaise dans la culture, in Œuvres complètes, Psychanalyse, vol.XVIII, 1926-1930, PUF, 1994.

Roger Dadoun, Geza Roheim et l’essor de l’anthropologie psychanalytique, Payot, 1972. De la Raison ironique, Des femmes, 1988.  La psychanalyse politique, PUF, « Que sais-je ? », 1995. Marcel Duchamp, ce Mécano qui Met à Nu, Flammarion, 1996.

Geza Roheim, Héros phalliques et symboles maternels dans la mythologie australienne, Gallimard, 1970.

Marija Gimbutas, Le langage de la déesse, Des femmes, 2005.

 

 

Janvier 2008

Documents en relation :

Février 2008 |

Œuvre vive

Laurence Zordan in Penser avec Antoinette Fouque, des femmes-Antoinette Fouque 2008   Profondeur de la pensée et limpidité […]