D’un matérialisme

février 2008 |

Anne-Marie Planeix

in Penser avec Antoinette Fouque, des femmes-Antoinette Fouque 2008

 

C’est une sorte de chemin de fugue où la pensée — la géni(t)alité des femmes — qui m’habite, et qui m’habitait probablement dès avant ma naissance, se répète, se différencie, se vaporise, se polarise, se disperse, se décentre, s’excentre, s’excède…

Pensée latente, par deux fois au moins, elle s’est consciemment manifestée. D’abord, à travers une expérience intime, la naissance de ma fille, qui l’a littéralement découverte, inventée, en 1964. Puis, à travers une expérience publique qui l’a rendue explicite et pensable : la naissance du MLF, en octobre 1968.

Il y a 2 sexes, préface à la deuxième édition.

La génialité humaine est cette rencontre où l’un ne va pas sans l’autre, et qui crée du vivant pensant et humain. C’est là qu’est la pensée : la différence fait pensée et la pensée naît de cette rencontre qui fait du tiers.

Gravidanza, « De la géni(t)alité des femmes créatrices d’humanité ».

 

 

La géni(t)alité des femmes et, dans l’entrelacs ainsi nommé de la génitalité à la génialité, l’attention rigoureuse à ce que penser veut dire, sont au cœur du travail d’Antoinette Fouque. Déployées, interprétées en  une sorte de chemin de fugue, elles s’y manifestent énoncées d’emblée en termes d’alliance, conjuguant psychanalyse et politique, pensée et action, pensée et chair, parole et écriture, pensée et reconnaissance des femmes, de leur « savoir forclos ». Car si « le propre de l’humain, c’est la pensée charnelle »[1], ce « propre » impose la levée de censure sur le propre des femmes. Non seulement parce que les femmes pensent aussi, mais parce que la pensée charnelle se découvre dans l’expérience même de la gestation de l’humain. Cette reconnaissance est l’acte premier du MLF d’Antoinette Fouque, son expérience « majeure », celle de « la naissance comme acte principiel, et la pensée de cet acte… ».[2]

Ce sont ces alliances que le processus d’abstraction idéaliste s’applique depuis des siècles à défaire et disjoindre, au profit d’oppositions binaires dualistes, hiérarchisées et de reconstructions qui nous exilent du réel et de la pensée. La levée de censure sur le savoir des femmes permet de partir des imbrications et relations réelles et, inaugurant une science des femmes, la « féminologie », donne naissance « à un mode de pensée matérialiste plutôt qu’idéaliste, politique plutôt que métaphysique ».[3] Indication d’une rupture épistémologique par rapport à l’idéalisme, au féminisme, et l’espoir d’un tournant matérialiste philosophique et éthique, « le commencement d’un mouvement de pensée, où l’amour de la sagesse se fait sagesse de l’amour. »[4]

De l’amour de la sagesse du Logos monologique à la sagesse de l’amour d’une pensée de la gestation comme paradigme du penser à l’autre c’est le bouleversement nécessaire [5]  à la rencontre du réel et de la pensée que ce mouvement donne à lire.

 

I.  L’amour de la sagesse – l’idéalisme

L’idéalisme ne se réduit certes pas au platonisme qui lui-même ne se résume pas au platonique. Enfin Platon plus que deux fois millénaire semble bien éloigné de nous. Pourtant certains passés ne passent pas. D’ailleurs nous entendons toujours chanter les vertus de la méthode socratique et, venant de certains et certaines des plus postmodernes de nos contemporains, célébrer le platonique comme l’une des mille et une formes des sexualités revendiquées, sans compter les mille et trois façons techniques et théoriques les plus sophistiquées et actuelles de se débarrasser de la question des corps. Aussi prendre le temps de se souvenir de la naissance d’Éros, de l’Éros philosophique, aide à mesurer le bouleversement engendré dans le passage de l’amour de la sagesse à la sagesse de l’amour. Lecture rétrospective mais scandée, conduite et éclairée par celle qu’Antoinette Fouque en fait à partir de ce mouvement qui met « la génésique au cœur de l’économie libidinale et de l’économie politique, au cœur de la pensée… » [6]

 

Éros

« Dans l’ordre de notre civilisation métaphysicienne, prégénitale et prépensante, toute création tendrait à s’imposer comme expropriation, exploitation, substitution de-à la procréation, qui la hante. »[7]

 «  C’est à la condition que création et procréation, génialité et génitalité, conceptions sur/de la chair et chair qui conçoit, ne soient plus antagonistes et divisées, qu’hommes et femmes ensemble pourront élaborer une éthique de la procréation et une esthétique de la création sans se prendre l’un pour l’autre. »[8] 

                                 

La philosophie, littéralement « amour de la sagesse » commence ainsi comme une histoire d’amour, du véritable amour. Socrate, figure centrale des dialogues platoniciens en serait le conteur. Affirmé le plus sage des hommes par l’oracle de Delphes, lui dont toute la sagesse consiste à reconnaître qu’il en est fondamentalement privé, que « sa sagesse n’est rien »,[9]  se définit par le geste même de cet aveu comme l’amoureux par excellence. Aussi peut-il déclarer en ouverture du Banquet « Moi qui fais profession de ne savoir que l’amour » et se charger de clore la série des discours sur Éros prononcés dans ce dialogue pour transmettre ce dont Diotime de Mantinée, femme experte et savante, l’aurait instruit. Éros fils du dieu Pôros (ressource) et d’une femme  Penia (indigence), qui d’ailleurs profite de l’endormissement du dieu ivre pour concevoir son enfant, tient de sa mère la pauvreté, la privation et de son père, l’intelligence, la ruse et l’ardeur à désirer. Ni dieu, ni homme, être intermédiaire, démoniaque, laid, affamé, sans domicile mais toujours à l’affût de ce qui lui manque, il ne cesse de perdre et de trouver, de naître et de mourir, d’ignorer et de savoir…A partir du récit mythique de la naissance et de la double nature d’Éros, Diotime poursuit par l’explicitation de ce que signifie le désir amoureux humain en général, désir d’enfanter dans la beauté et d’immortalité. L’exposé se clôt par l’évocation du cheminement qui, partant de « ceux qui sont féconds selon le corps se tournent de préférence vers les femmes », et cherchent «  en engendrant des enfants, à s’assurer, s’imaginent-ils, l’immortalité, le souvenir et le bonheur » puis, passant par ceux « qui sont féconds selon l’âme » capables d’engendrer entre eux « pensée et toute autre forme d’excellence », Diotime fait remarquer que « tout homme préférera avoir des enfants de ce genre plutôt que des enfants qui appartiennent au genre humain. » (Et d’ailleurs dans ce passage de la fécondité selon les corps à la fécondité selon l’âme, les femmes disparaissent totalement que ce soit en corps ou en âme de la dialectique amoureuse). Suivre ce chemin  conduit l’âme des meilleurs au terme et à l’accomplissement par excellence du désir amoureux dans la rencontre féconde de l’âme et du Beau en soi, transcendant (étape et incitation – selon d’autres textes- à  la contemplation d’essences encore supérieures, celles du Vrai ou, au-delà même de toute essence, du Bien). C’est donc à concevoir cette beauté-là, parfaitement métaphysique que prépare le mythe de la naissance d’Éros.

On retrouve donc l’amour de la sagesse au cœur de la maïeutique, art que Socrate, l’accoucheur des âmes, emprunte métaphoriquement au métier de sa mère. Or ce n’est pas l’activité génésique propre de sa mère qui est érigée en modèle paradigmatique mais son art d’accoucher les autres. Et ce qui prévaut dans l’explicitation de cette mimesis n’est pas la fécondité mais bel et bien la stérilité. Celle du fils et celle de la mère, « J’ai cela de commun avec les sages-femmes que je suis stérile en matière de sagesse ».[10] Sans oublier la fausse fécondité des âmes accouchées qui se révèlent à l’examen grosses d’illusions, de mensonges et de vent. Avec Socrate dont François Châtelet écrivait « Il n’est que le négatif », ce n’est  pas la richesse, la science ou la fertilité d’Éros, mais sa pauvreté, son ignorance, sa stérilité qui invitent à aimer et ce n’est pas l’affirmation mais la négation qui invite à penser.

 

La neutralité de l’essence

 « Vouloir penser la part propre à chaque sexe dans la production du vivant-parlant (de l’humain), réclamer à la fois la reconnaissance des différences et l’égalité économique, politique, culturelle et symbolique des femmes et des hommes, c’est se heurter à tous les niveaux, et pas seulement au niveau symbolique, aux machines théorico-politiques à neutraliser, c’est-à-dire à recouvrir la réalité et l’expérience sexuées des femmes, au nom du monisme phallique. »[11]

                          

La philosophie, comme activité désirante, dans le manque, la privation et la recherche, intermédiaire entre l’ignorance qui s’ignore et la plénitude de la sagesse divine, s’affirme ainsi dans la séparation, la conscience malheureuse de ce dont elle est séparée et comme recherche, tension vers son bien propre, la sagesse. Ce statut lui impose une double tâche : se libérer des faux savoirs (étape maïeutique), c’est-à-dire se séparer  de ce qui sépare et découvrir (moment dialectique) le chemin vers ce dont elle est privée, séparée. Ce sont ces exigences qui prescrivent, dans le texte de Platon, « apprendre à mourir » comme l’activité même de l’éros philosophique. Un tel impératif postule la distinction dualiste du sensible et de l’intelligible, de l’âme et du corps, ainsi que la nécessité d’accorder l’organe de la connaissance (l’âme) à son objet (l’essence « pure »). Il s’agit donc de s’exercer à penser en libérant l’âme de toute impureté, de toutes les illusions et séductions issues de notre dépendance au corps. La catharsis philosophique et la dialectique succéderaient ainsi aux rituels archaïques de la purification, préparant l’amoureux de la sagesse à l’accueil de son pur objet d’amour. L’idéalisme platonicien, parachèvement d’un « procès de laïcisation » qui tendait à substituer à « la parole magico-religieuse » un autre type de parole « la parole-dialogue », signerait l’avènement de la pensée profane et d’une nouvelle épistémologie, celle du neutre, de la pureté, langages de l’essence et de l’objectivité.[12]

Dans sa recherche sur le renversement platonicien, Henri Joly, que je vais suivre un moment, insiste « …on ne s’est guère interrogé sur le rôle que joue cette catégorie (celle du neutre), notamment chez Platon, pour instituer grâce à un langage philosophique nouveau, les notions d’idéalité, d’essentialité et plus généralement d’objectivité. » et rappelle l’histoire du neutre qui précède sa radicalisation philosophique. C’est une histoire qui marque tout à la fois la langue, son vocabulaire et diverses sphères de la civilisation dans le passage du théologique au profane dont les genres archaïques du féminin et du masculin seront supplantés par le genre du neutre. Évolution qui intervient également  dans « les formes savantes » de la pensée, la physique par exemple lorsque la représentation d’un « cosmo- vitalisme » se transforme en un « cosmo-géométrisme » où l’espace se définit selon des « rapports de distances et de position » orientés par leurs relations à un centre. Dans la représentation de « l’espace politique » le neutre se manifeste au travers de ses catégories de « centralité », d’ « assemblée des égaux et des semblables comme collectivité démocratique ». Henri Joly évoque encore comment ce genre de la neutralité « permet à la physique ionienne  de s’arracher aux images archaïques de la génitalité et de la croissance en substituant l’élémentaire au parental, le cycle physique à l’union sexuelle et un ordre de transformations au tableau généalogique des relations de parenté », et comment, selon les termes de J.P. Vernant, cet arrachement abolit la double confusion entre produire et enfanter, origine et naissance propre à « cette explication du devenir (qui) reposait sur l’image mythique de l’union sexuelle ».

Avec Platon le processus de neutralisation va s’étendre en s’emparant de tout ce qui est pensable, radicalisant la fonction de généralité et jouant de la possibilité d’unification-classification  qu’elle offre. L’essence correspond à ce « commun » indépendant des différences particulières. Elle est dite par Platon « étant », « existant », « être », « vérité », « être véritable » et se distingue des « choses » qui en participent. Dès lors la question philosophique,  idéaliste, porte sur l’essence (qu’est-ce que le beau, le juste, la vertu etc. ?) et non sur les choses (qu’est-ce qui est beau, juste, vertueux… ?). Aussi la plupart des interlocuteurs de Socrate manquent-ils  « le passage à l’essence », donc « le sens neutre de la question », tant leurs réponses demeurent de type « réaliste », hors de ce qui est « commun aux différentes réalités ».

Ce serait donc cette radicalisation du processus de neutralisation qui animerait l’opération de séparation entre sensible et intelligible, opinion et science, apparence et être etc., tradition dans laquelle Hannah Arendt[13] voit la découverte de l’acte de penser comme exigence d’un retrait, d’une désensorialisation, d’une transcendance à l’égard du donné aussi bien que de l’action, d’une « non-participation délibérée ». Ainsi la pensée serait comme « la quintessence dématérialisée » du vivre nécessaire à la réflexion, à un retour sur soi, un « rentrer » chez soi, au service même de la « quintessence de la vie ». Mais comment apprendre à mourir peut-il servir de préalable princeps à apprendre à vivre, comment le « sens de la vie » peut-il naître de la non-participation délibérée ?

 

La neutralisation politique des corps

La question se pose, car si le philosophe se « retire » provisoirement, il revient à la « caverne », il a mission pédagogique, politique. Platon examine longuement ce retour du politique philosophe, tisserand qui sait entrelacer contraintes empiriques et droit fil de la sagesse. Ce qui n’est possible qu’en neutralisant politiquement cette fois le trop de matérialité, le trop de corps. Ainsi les meilleures des femmes seront admises à exercer les plus hautes fonctions dans la cité, mais au prix d’une argumentation qui secondarise la différence des sexes tenue pour équivalente à ce qui distingue un homme chevelu d’un chauve. En somme on ne gouverne et on ne pense pas plus avec son utérus qu’avec ses cheveux ! Et lorsque les femmes gardiennes accoucheront on les délivrera le plus rapidement du fardeau d’élever leurs enfants (qui devront ignorer l’identité de leurs père et mère) pour qu’elles retournent à leur tâche la plus noble et libre. Ainsi débute le « pour en finir avec la généalogie » à quoi l’on peut ajouter sans grand risque de se tromper que dans la République de Platon l’utérus artificiel aurait été la règle.

 

La fable

On perçoit assez clairement comment dans ce retour à la « caverne », la reconstruction du lien entre l’idée et le sensible, c’est-à-dire l’élaboration d’une politique et d’une science du réel, le « lien » – ne serait-ce que par respect des règles de non contradiction –  ne saurait contredire aux exigences du principe premier dichotomique de l’abstraction. La « reconstruction » ne représentant plus qu’une application de ce principe ou une sorte de rationalisation secondaire de sa légitimité. Telle est la démarche de Descartes (autre fondateur cette fois de la philosophie « moderne »),  dont les certitudes indubitables de la métaphysique vont servir de principes premiers à la physique, l’entendement pouvant désormais espérer une science ordonnée, certaine et déductive. Ce qu’il annonce dans la cinquième partie du « Discours de la méthode » et qu’il applique dans son traité du Monde, à la nature, aux mouvements et à la formation du monde, de la terre et des corps vivants. Cette construction idéale, a priori, n’exigeant pas  la moindre expérience mais la seule patience déductive, Descartes la nomme « fable », « la fable de mon Monde », « ma fable qui me plaît tant ». Or cette fable ne donne pas à imaginer une utopie ou à penser un autre monde que le nôtre, elle est pour son  auteur celle de notre monde. Elle ne prétend à rien de plus ni de moins qu’à recréer démonstrativement et déductivement la réalité, en vérité, de notre monde. Mundus est fabula, le monde est une fable celle du Monde du philosophe ! Il va de soi que le monde ainsi retrouvé ne peut qu’assumer et déployer les principes métaphysiques d’où il se déduit. Et il va de soi que ce qui échapperait à la construction échapperait à l’intelligibilité.

Dans l’avant-propos de « Vers le concret » écrit par Jean Wahl[14], dont Antoinette avait remarqué la réédition en 2004, Mathias Girel rappelle l’attitude de l’auteur à l’égard de la critique hégélienne du concret. Contre Hegel argumentant la non réalité du concret et la pauvreté de son concept sous le prétexte d’une difficulté du langage à le dire, J. Wahl opposait qu’il aurait été plus juste de conclure à la pauvreté d’un certain langage abstrait, celui de l’intellect, qu’à celle du concret. « Wahl identifie ici, au-delà de Hegel et des arguments sur le langage, un motif essentiel de la pensée idéaliste qui, résolvant le réel en relations pensées, aura toujours beau jeu de faire du « concret » le concept le plus « pauvre »… ». Mais quelle est donc la motivation du motif idéaliste ? L’entreprise cartésienne est particulièrement éclairante. Elle ne proposait pas le film de la création du monde par Dieu, mais d’en rendre la possibilité intelligible à (et par) l’entendement. Si penser l’œuvre divine n’exige donc pas d’en être créateur, d’autant moins sera-t-il exigé de l’être dans les domaines des productions humaines par ailleurs privées par le dualisme de toute « âme » quant à leur part matérielle.

L’installation de l’intellect spéculatif comme seule et suffisante mesure de l’intelligibilité et de ses limites (à propos de la Genèse, Antoinette Fouque parle de « fable autiste », n’y aurait-il pas une forme d’autisme spéculatif ?) le dédouane de tout principe de réalité concernant les conditions non fabuleuses de notre existence et avant tout de notre naissance… La véritable création se passant ailleurs, dans l’âme, la tête ou le cerveau (selon les époques) du penseur. Que la neutralisation de la différence des sexes et l’exclusion de la gestation de l’humain du champ symbolique ne soient pas secondes, secondaires, dérivées des montages dichotomiques et re-constructions du logocentrisme, mais premières, leur principe et leur fin, Antoinette Fouque, soulignant la réappropriation métaphorique de l’exclu par le penseur, mais sur le plan métaphysique, y insiste avec force. Alors l’élaboration qu’elle propose du concept d’ « envie d’utérus » vient dévoiler la motivation de tels montages, et l’affirmation de la gestation pensante charnelle, beaucoup mieux qu’une fable, satisfait au désir d’intelligibilité en rendant l’intelligence au réel et à sa création.

                

II.  La sagesse de l’amour – le matérialisme
Nécessité d’un déplacement

Si depuis plus de vingt-quatre siècles de l’eau a coulé sous les ponts de la philosophie il n’est pas certain que les déterminants de son  acte de naissance se soient fondamentalement estompés. La rupture d’avec l’épistémologie du « neutre », du « pur » et de ses manifestations les plus terribles dans l’histoire des femmes ne peut s’opérer au travers des seules critiques et rectifications intellectuelles abstraites aussi fines soient-elles. Kant désignait ce terrain de la dispute métaphysique comme celui (Kampfplatz) de luttes sans fin, sur lequel les combattants s’exterminent à tour de rôle pour renaître sans cesse de leurs cendres. Aussi Antoinette Fouque peut-elle écrire aujourd’hui encore que « Le plus ancien et toujours actuel des ordres symboliques opposera les hommes et les femmes, les divisera entre eux et chacun d’eux en deux. ».[15] En effet la collusion qu’elle dénonce entre dématérialisation[16] symbolique, idéalisme, artificialisme, inversion entre ce qui est premier et second, négation de la différence des sexes, de la création et de la pensée charnelle au profit d’une « génialité » abstraite phallique, ne conduit encore et encore qu’à l’acceptation asexuée, neutre, stérilisée des femmes et de la pensée. Et que l’on remplace l’universalité de l’Un par le multiple, voire l’Infini sexuel en faisant de la « différence ontologique » une neutralité qui s’ouvrirait plutôt à la flexibilité du genre qu’à la différence des sexes, ne change rien à l’affaire. La rupture exige donc un changement de terrain et un tournant qui définisse « le réel comme possible ».

Le déplacement engagé par cette recherche, véritable « bond au dehors » et mouvement qui donne ce « coup de réalité » à savoir « qu’il y a du corps », « le coup de force de Freud a été de lever la censure que le conscient fait peser sur l’inconscient. Le coup de force des femmes pourrait être de lever la censure que l’inconscient fait peser sur le corps. »[17], prend place dans une avancée historique clairement matérialiste. Explicitement, en soulignant que les mouvements des femmes entraînent, après les trois « vexations » désignées par Freud, cosmologique avec Copernic, biologique avec Darwin, psychologique avec la découverte de l’inconscient, une quatrième « la vexation génésique ». Situer le mouvement des femmes dans le  cours de l’histoire des blessures, des vexations, des révolutions anthropologiques « qui mettent à mal le narcissisme de l’humanité » inscrit l’explicitation théorique qui en résulte dans un mouvement de pensée où les sciences sont présentes, c’est-à-dire où la recherche s’impose un certain impératif, une certaine « soumission au principe de réalité ». Mais aussi dans un mouvement de redistribution des savoirs, des méthodes, des outils, et de revendication de  liberté et d’indépendance pour la pensée à l’égard des autorités en place et des normes de vérité. Le procès de Galilée par exemple ne fut pas seulement celui du renversement des représentations cosmologiques, mais aussi celui de l’affirmation  du pouvoir de connaître par raison et observation, procès de la revendication de penser la « science nouvelle » dans l’indépendance de l’autorité des textes sacrés ou non (Aristote), et de la volonté de réduire celle des théologiens à la seule sphère de ce qui relève de la Révélation et de la doctrine du salut. Attitude matérialiste qui « Dès sa naissance (…) est une critique, ou une négation, des autorités idéologiques en place. »[18]  Attitude que l’on va retrouver lorsque Antoinette Fouque en appelle à une « démocratie ‘matérialiste’ »[19] libérée de « l’obscurantisme, du religieux »[20] , ou à la nécessité aujourd’hui « de refonder une laïcité modernisée à partir de la parité »[21].

Orientation matérialiste encore lorsque la levée de forclusion sur le corps la création et la pensée des femmes, reconnaît les moyens et les outils élaborés dans les travaux de Freud et de Marx, ainsi que la justesse de l’observation de Engels pour qui « le facteur déterminant » de l’histoire est la double production des « moyens d’existence » et « des hommes mêmes, (de) la propagation de l’espèce ». Production qui revient « à presque 100% aux femmes qui ont en charge la  » fonction génésique«  » [22] et dont la réalité n’est d’ailleurs pas plus théorisée dans ce « matérialisme réaliste » que ne l’est la génitalité dans l’interprétation psychanalytique de Freud. Et même triple production des femmes trois fois travailleuses, triple activité « qu’elle soit effective ou potentielle – faire et élever des enfants, accomplir le travail domestique[23] et exercer un métier- … », que la CSDF, Confédération Syndicale Des Femmes prenait en considération dès sa création en avril 1982[24] et que les sciences des femmes, « allant de la  gynéconomie à l’élaboration d’un corps de droit spécifique » permettent de penser et de transformer[25]. Triple production, triple fardeau, mais aussi triple dynamique, « D’un écrasant fardeau elles tirent une ‘triple dynamique’ où se joue l’avenir du XXIème siècle : équilibre démographique, développement durable, démocratisation. »[26] Triple dynamique qu’Antoinette Fouque nomme « les trois D », Démographie, Développement, Démocratie, indissociables, « l’une ne pouvant aller sans l’autre, les trois formant une véritable tresse »[27]. C’est aussi la prise en compte de cette capacité et réalité de production et de la création de richesse par les femmes, qui permettait dès 68, écrit Antoinette Fouque « pour comprendre la raison profonde de l’infériorisation des femmes » et « dans une période où les luttes de libération passaient par la décolonisation » d’élaborer « notre première hypothèse (qui) a été que les femmes se trouvaient dans une situation analogue à celle des colonisés, colonisés parce qu’ils possédaient des richesses »[28]. Il faut encore ajouter que le concept d’ « envie d’utérus », « Cette envie, qui est la misogynie même,(…) la base de tout système d’exclusion de l’autre et la racine de tous les racismes, de toutes les exploitations »[29], permet d’éclairer les motivations du système idéaliste et universaliste monosexué, son « déni de la fonction génésique » et d’en déjouer les ruses argumentatives et rhétoriques en s’attachant à développer une science du réel, de ses créations et de leurs enjeux.[30]

 

Le tournant génésique

Ce déplacement s’affirme originairement comme urgence et exigence d’une pensée de l’expérience humaine, du commencement de l’expérience proprement humaine. « La première expérience de tout être vivant – personne ne saurait le contester – est celle de l’avant-naissance et de la naissance. » [31] Or naître fille ou garçon n’est pas indifférent sur le plan symbolique, ni sur le plan psychique. Et si naître implique d’une façon ou d’une autre les deux sexes, l’expérience de la gestation est spécifique des femmes alors que « pour les hommes, c’est l’expérience impossible, le réel interdit donc forclos. »[32]. Ainsi la pensée du commencement de l’expérience humaine, celle de la naissance humaine et de la naissance de la pensée part de la levée de forclusion sur le faire-naître, sur la gestation et sur la nécessité de sa théorisation. Le mouvement de pensée engendré par une telle nécessité s’élabore à partir de deux expériences et actes génésiques qu’Antoinette Fouque affirme « princeps », « principiels », de « donner naissance ». Naissance de sa fille, naissance du MLF, les deux manifestant la pensée « latente » de la « géni(t)alité » des femmes, la seconde l’explicitant. L’explicitation de l’expérience génésique utérine en découvre les qualités essentielles : elle est sexuée, reconnaissance des deux sexes, intime, de chair, temporelle, créatrice de vivant parlant, ouverture à l’autre, hospitalière, décentrement, pensante parlante et anthropocultrice.

Ce que nous lisons et entendons au cœur de cette explicitation est bien l’entrelacs du génital et de la génialité :  les femmes, « ces anthropocultrices » assument l’échange de la parole, du langage , le temps génital est un temps de partage absolu, au cours de sa grossesse une femme est « créatrice de culture en même temps que de l’espèce humaine » et si « cette libido creandi est intégrée à l’ordre symbolique, paritaire, homme-femme, alors on pourra s’apercevoir du rôle des femmes dans l’humanisation de l’espèce », et que la gestation et la libido creandi, utérine soit anthropocultrice, s’entend encore dans cette question :«  Qu’est-ce qui nous interdit aussi de penser que des feminae sapientissimae ont activement participé à la naissance de l’Art, à Lascaux et ailleurs ? »[33]

L’accord de cette hypothèse avec un certain mode actuel d’interrogation sur la formation de l’art paléolithique est particulièrement frappant. Je citerai sur ce point un article de Jean-Paul Jouary, intitulé « Une préhistoire matérielle de l’esprit »[34], dont la question centrale à propos de l’art préhistorique s’énonce ainsi : « comment et pourquoi a pu se former le goût proprement esthétique que manifestent ces œuvres ? ». Question « qu’on ne voit guère poser » en raison d’ « enjeux d’exceptionnelle importance » liés à la reconnaissance d’une « genèse matérielle de l’esprit » que sa formulation même suppose. Masquée par une recherche ordinairement plutôt attachée aux motivations et aux significations des œuvres, cette interrogation sur la formation du goût et de l’activité artistique est éludée dans l’interprétation de l’art préhistorique par la thèse explicite ou implicite selon laquelle dès que l’esprit humain  parait, naît ou surgit,  « le goût et les formes spécifiques de plaisir qui lui correspondent nécessairement (sont) toujours déjà là…», comme don inné d’origine divine ou naturelle. Il faut donc arriver à comprendre comment sans antécédence, sans préexistence, spirituelles ou organiques se forme la capacité artistique en faisant l’hypothèse « d’une modification qualitative d’un processus antérieur », processus qui « a rendu possibles (et sans doute vitales) » les œuvres que l’on découvre. Cette antériorité matérielle recherchée l’auteur la trouve dans les productions et intentionnalités utilitaires des sociétés préhistoriques dans lesquelles l’esprit, écrit-il,  « s’exprime-imprime », se réfléchit, non pas conceptuellement  mais selon  des schèmes de l’ordre du « senti-pensé ».  « Les formes utilitaires recherchées ont pu engendrer des formes nouvelles de plaisir », liées au spectacle même du « corps d’autrui faisant exister des objets culturels » et de la perception de soi-même dans la matière et « l’obtention des formes utilitaires ». Ce serait «  dans ce cadre précis que certaines formes, d’abord utilitaires, ont pu être liées entre elles et pour elles-mêmes à du plaisir, c’est-à-dire séparément de leurs fonctions utilitaires. ». Ainsi se forme un plaisir symbolique dont « la valeur de compréhension et de vérité » permet à Jean-Paul Jouary  d’ajouter « cette première expression matérielle de l’esprit humain a indissociablement relevé ce que je propose d’appeler un « senti-cru-pensé » ». L’exposé se poursuit en mettant en relation cette hypothèse et les interprétations magiques ou métaphysiques (par exemple la « métaphysique de l’amour et de la mort » suggérée par Leroi-Gourhan) des œuvres et se termine ainsi, « Autant dire que les œuvres ne sont pas œuvres de l’esprit, sans que l’esprit lui-même soit l’œuvre des œuvres. ». En effet les enjeux sont « d’exceptionnelle importance » !

Si la genèse matérielle de l’esprit trouve son antériorité dans la production, le « senti-pensé » utilitaire et dans le plaisir qui en naît, en effet  « qu’est-ce qui nous interdit aussi de penser » que les femmes productrices elles aussi d’œuvres utilitaires, ont participé à la genèse matérielle de l’Art et de l’esprit ? Et qu’est-ce qui nous interdit de penser que  procréatrices   d’œuvres de chair (production qui n’est guère évoquée dans ce texte si ce n’est à titre de thèmes des œuvres),  création dont le « senti-pensé » ne fait pas le moindre doute, y ont même éminemment  participé ?

Si le principe de réalité impose la prise en compte du corps vivant biologique et si l’on peut dire anatomique, de ses déterminations qui valent d’ailleurs aussi bien pour les hommes que pour les femmes comme le fait remarquer Antoinette Fouque, en effet « pourquoi continueraient-elles à être enfermantes pour les femmes », lorsque l’on accède à la « maîtrise » de la fécondité ? Mais aussi pourquoi naturaliser la capacité génésique des femmes, la réduire à n’être qu’un effet de nature si ce n’est pour lui dénier toute génialité consciente ou inconsciente, l’externer de toute compétence culturelle. Réduction naturalisante implicite ou explicite omniprésente, par exemple dans l’expression de « mère biologique » qu’Antoinette Fouque dénonce en effet, ou dans l’indifférence qu’il y aurait à naître d’un incubateur (UA), plutôt que de la gestation utérine d’une femme. On retrouverait donc l’antique dualisme en une sorte de néo ou ultra idéalisme si ce n’était, cette fois,  non plus seulement question de s’élever au-dessus du corps mais plus radicalement de le dématérialiser. Ce que Antoinette Fouque analyse dans son rapport au mouvement de la « dérive libérale », processus de dématérialisation, de « fictionnalisation généralisée », peut-être d’ « actualisation du frivole ».[35]

Freud reconnaissait que le psychique est d’essence matérielle. Bachelard reprochait aux philosophes et phénoménologues traditionnels d’ignorer les sciences de leur temps, de n’avoir qu’une idée simpliste idéaliste et démodée de la matière. De la séparer de la forme pour en faire un quasi non-être, d’ignorer sa complexité, son activité de synthèse intermatérielle et créatrice. Le matérialisme dialectique reconnaissait l’activité productrice du prolétariat. Les sciences neuronales et cognitives insistent aujourd’hui sur la plasticité cérébrale, l’influence des expériences du vivant sur cette plasticité et sur le support matériel de la pensée. Ce que la féminologie offre à penser est le premier mouvement si l’on peut dire de synthèse créatrice vivante sexuée psychique et humaine.

 

Avancées

Dès lors « la pensée de la naissance », matérialiste, charnelle, offre un pouvoir inédit de résistances, d’avancées et de recherches. Sur le plan du « plus ancien et toujours actuel des ordres symboliques » elle permet de résister à « la toute-puissance narcissique de l’un », à « la passion de l’un souverain, dieu, père, fils, empereur ou phallus[36] »,[37] au phallogocentrisme selon le concept derridien. Sur le plan éthique l’acte hospitalier génésique, l’hospitalité charnelle devient le « paradigme de l’éthique ». L’éthique libérée des principes transcendants, religieux ou de l’universalisme abstrait  mais aussi bien d’un relativisme meurtrier, reconnaît l’éthicité du réel et de la pensée humaine charnelle. Les questions du droit, des droits et des devoirs, des conditions et de l’inconditionnel sont ré-ouvertes et éclairées par l’impératif de gratitude, de démocratie, de laïcité et de parité « La parité, c’est la reconnaissance que l’un des deux sexes est en charge de la procréation, et la symbolisation de cette procréation. (…) elle est le cœur de la démocratisation »[38]. «… démocratisation de la démocratie » la parité « constitue un bond en dehors de la logique de l’Un, de l’unisexversalisme jacobin, d’un républicanisme neutraliste, obsolète(…), nous introduit à une autre logique, une logique du Deux, du au moins deux, tiers inclus ; nous ouvre à une culture générative, généreuse, à ce que Kant, dans ‘Qu’est-ce que les Lumières ?’, appelle ‘la majorité’ pour le genre humain…Une République vivante, vitale, démocratique, paritaire, laïque et universelle. »[39]

Et puisque « Créer c’est pouvoir faire et dire qu’on fait »[40] ce sont les conditions d’une parole, d’une langue éthique et libératrice qu’il faut élaborer en pratique et en théorie. Une langue qui passe « de l’oral à l’écrit, sans que l’écrit mette à mal les cris »[41], une écriture qui ne serait pas « matricide ». Sur le plan épistémologique, partir d’une telle expérience contredit les processus de neutralisation dont on parlait plus haut, remet en cause la « non-participation délibérée » requise par le dualisme spéculatif traditionnel. Mais ce geste permet également de résister à une forme d’empirisme qui au nom de l’objectivité observe de l’extérieur encore et se contente de collecter des « faits », préalablement vidés du mouvement qui les a produits. Penser l’expérience intime ou collective permet de passer de la doxa ou des savoirs « sciendi » et « dominandi » à « un savoir creandi » conjuguant vie théorique et vie active. Et si à une épistémologie correspond un objet propre il est ici celui de la pensée charnelle, de la génésique, de la féminologie. On pourrait dire qu’il est la matérialité de la matière humaine infigurable et créatrice, celle de la chair pensante, géni(t)ale, et le mouvement même de sa libération.

Enfin si l’attention à ce que penser veut dire exige de comprendre la possibilité de l’objectivité et de l’intersubjectivité, l’explicitation de l’expérience génésique permet une avancée nouvelle sur de tels sentiers. La démarche phénoménologique travaillant ces questions, a certes pris au sérieux l’expérience « en chair » et même le rapport natif à la chair de l’autre. Ce dont témoigne en particulier un texte de Hüsserl sur l’enfant où se lirait le sens phénoménologique de naître « la naissance c’est l’éveil de ma chair à partir de la chair de ma mère ».[42] Naissance analysée dès la vie pré-natale, intra utérine, comme « le sol » de l’activité objectivante et de l’inter subjectivité où la transcendance de l’autre s’éprouve comme la « non-inséparabilité ». Pourtant l’analyse est ici centrée sur l’enfant plus que sur la mère et sur le mode préhistorique, préréflexif de la naissance qui ne prend sens réel que dans l’après-coup réflexif et phénoménologique. « Il ne faut donc pas chercher dans ces textes de recherche une sortie de l’idéalisme transcendantal, ni même la conscience de la nécessité d’en sortir… ». Une telle conscience s’éveillerait si l’attention se décentrait de l’enfant pour écouter la mère. Une femme enceinte n’est justement pas le « poupon » dont parle Hüsserl, et ce n’est pas tomber dans une « zoologie de la personne humaine » ou une « naturalisation de l’esprit » que d’affirmer la génitalité comme géni(t)alité vivante, parlante et pensante. Maria Zambrano écrivait en 1977 : « On ne peut avoir d’expérience que d’une histoire qui depuis son origine a eu un sens »[43]. L’expérience géni(t)ale est bien celle-là. L’expérience de la non-inséparabilité de l’autre au plus intime de sa propre chair pourrait bien être ce qu’il y a à expliciter pour rendre compréhensible ce que penser veut dire.

« Le commencement d’un mouvement de pensée, où l’amour de la sagesse se fait sagesse de l’amour. »

L’amour de la sagesse n’est donc pas condamné à boire la ciguë comme le fut Socrate. Et il ne s’agit pas de clémence mais d’un espoir. Pourtant ce « point » a de quoi en effet déranger ou étonner tant la pensée d’Antoinette Fouque insiste sur la nécessité d’une révolution, d’une rupture, aussi bien que sur le refus des utopies, des illusions – « On ne viendra pas plus à bout de la misogynie que de l’antisémitisme, l’important est de les tenir en respect. »[44] – sur le refus de tout compromis, sur la nécessité d’être attentifs à toutes les formes de backlash, à la réalité du gynocide[45], car « A toute réforme ses contre-réformes. La libération des femmes, la plus longue des révolutions, doit s’attendre à la plus longue et la plus sanglante des contre-révolutions. »[46]. Solliciter le texte une nouvelle fois, relire la question « Qu’est-ce qui fonde positivement la négation ? »[47], c’est-à-dire ici le dire Non, la résistance, éclaire le sens non contradictoire de l’espoir et même de la réalité du mouvement qui se fait sagesse de l’amour. Le « sol positif » en est ce que la rupture d’avec le Monologisme, le règne de l’Un – Tout et la levée d’interdit sur le réel libèrent aussi en libérant l’affirmation de la géni(t)alité des femmes, à savoir que ce n’est pas à partir d’une double stérilisation que l’on vit et que l’on pense mais d’une double fécondité.  C’est cette rupture qui permet de changer de logique et de proposer un quatrième modèle :

« Que faire ? Le modèle traditionnel – tota mulier in utero (maternité esclave) – et le modèle féministe de l’indifférentialisme unisexe – tota mulier sine utero (sexualité esclave) – ont démontré leur inefficacité. Le modèle libéral qui conjugue le négatif de chacun d’eux – femmes divisées, moitié hommes, moitié femmes – doit être dépassé. La France doit inventer un quatrième modèle républicain (…) Un modèle qui, par un contrat humain, garantisse la pérennité de notre lien vital au matriciel ; qui par une nouvelle alliance de l’humanité avec les femmes, inscrive un humanisme supérieur.[48]

C’est l’ignorance, la forclusion, la censure et l’envie qui naturalisent les corps, la production charnelle et matérielle, leur refusant pensée et culture, qui substituent la métaphysique du possible au réel, la réfutation à la résistance, le système au matriciel, l’anhistoricité du devenir sans limite à l’histoire qui se fait, et la dialectique au mouvement. Le matérialisme charnel parle la langue du mouvement, celle de la gratitude, d’un « matérialisme de la miséricorde » selon les mots du poète Galdos[49], de la création où il faut être deux pour faire trois…

On pourrait appliquer à toute fable cette hypothèse de Georges Canguilhem formulée à propos de la théorie cartésienne de l’animal-machine qui serait « à la vie ce qu’une axiomatique est à la géométrie, c’est-à-dire que ce n’est qu’une reconstruction rationnelle, mais qui n’ignore que par une feinte l’existence de ce qu’elle doit représenter et l’antériorité de la production sur la légitimation rationnelle. »[50] Je voudrais à partir de ce texte qu’elle connaît bien, dire à Antoinette Fouque toute la joie éprouvée à suivre, pendant des années, l’élaboration de cette expérience de penser l’avant de la feinte dans l’indissociable invention de son après.

 

Février 2008

 

 

[1] Area, revue trimestrielle n°10, « Penser en femme d’action, agir en femme de pensée », entretien avec Antoinette Fouque réalisé par Nathalie Mei, été 2005. Repris dans Gravidanza, Des Femmes 2007.

[2] Op. cit.

[3] Antoinette Fouque, Il y a 2 sexes, Reconnaissances, Gallimard, 2004.

[4] Area, revue trimestrielle n°10, « Penser en femme d’action, agir en femme de pensée », entretien avec Antoinette Fouque réalisé par Nathalie Mei, été 2005.

[5] L’affirmation pratique et théorique de la génitalité, partout et depuis des millénaires ignorée, forclose dans un déni misogyne du réel, affecte au plus profond non seulement un certain « ordre » social  mais aussi celui du discours et de la pensée. Serge Leclaire en témoignait avec acuité dans un rapport présenté en octobre 1979 au Symposium sur l’inconscient à Tbilissi, tout particulièrement en ces lignes où parlant « du mouvement des femmes, nommément « Psychanalyse et Politique », animé par Antoinette Fouque (…) » dont « la psychanalyse, sans le savoir encore s’anime ou se ranime » et de ces femmes qui « se mettent à braver l’interdit » outrepassant « le seuil de tolérance des sociétés paternalistes de tous types », il soulignait que « ce faisant, elles bouleversent subtilement, mais radicalement, les fondements les plus soigneusement méconnus des idéologies dominantes, en imposant une autre pensée où le corps a sa raison et la dit. ». Rompre les charmes (Inter Editions) 1981  Texte repris dans Gravidanza, p.40-43.

[6] Antoinette Fouque, Gravidanza, « Penser en femme d’action, agir en femme de pensée », page 270, Des Femmes, 2007.

[7] Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, page 65, Gallimard, 2004.

[8] Op. cit. page 75.

[9] Platon,  Apologie de Socrate.

[10] Platon, Théétète.

[11] Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, page 63, Gallimard, 2004.

[12] Marcel Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, éd. François Maspéro-Fondations, 1981 éditeur ; H. Joly, Le renversement platonicien, Logos, Épistémè, Polis, Librairie Philosophique Jean Vrin, 1974.

[13] Hannah Arendt, La vie de l’esprit,  I, La pensée, Presses Universitaires de France (PUF), 1981.

[14] Jean Wahl, Vers le concret, Etudes d’Histoire de la philosophie contemporaine, William James, Whitehead, Gabriel Marcel, VRIN, Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie, 2004.

[15]  Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, Gallimard, préface à la deuxième édition, Des femmes, 2004.

[16] On peut rappeler à propos des processus de dématérialisation dans la relation qu’entretiennent économique, symbolique et imaginaire, les travaux de Jean-Joseph Goux, en particulier « Economie et symbolique », éd. du Seuil, 1973 ou « Frivolité de la valeur, essai sur l’imaginaire du capitalisme », Blusson.

[17] Le Nouvel Observateur du 27-08-1973, entretien avec d’Antoinette Fouque réalisé par Nicole Muchnich.

[18] Pascal Charbonnat, Histoire des philosophies matérialistes, Collection « Matériologiques », éd. Syllepse.

[19] Antoinette Fouque, Gravidanza, Le génie des femmes et la démocratie.

[20] Op. cit.

[21] Op. cit., Dix ans après Pékin.

[22] Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, Si c’est une femme, Gallimard, 2004.

[23]  Dans un entretien publié dans Des femmes en mouvement hebdo n° 59, sept.oct.1981, l’économiste égyptien Samir Amin analysant le lien de dépendance entre le Nord et le Sud, le développement et le sous-développement, montrait en particulier comment la production non marchande, pour l’essentiel celle du travail domestique gratuit des femmes (qu’il chiffrait à 30 % pour le Nord et 40 % pour le Sud) a une fonction cruciale dans la reproduction du système capitaliste.

[24] Des femmes en mouvement Hebdo, n°90 (30 avril-7 mai 1982)

[25] Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, Notre mouvement est irréversible, Gallimard, 2004.

[26] Op. cit., Tant qu’il y aura des femmes.

[27] Antoinette Fouque, Gravidanza, Dix ans après Pékin, p. 232-233.

[28] Antoinette Fouque, Gravidanza, Penser en femme d’action, agir en femme de pensée, Des femmes, 2007.

[29] Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, Si c’est une femme, Gallimard,  2004.

[30] Avoir mis « la génésique au cœur de l’économie libidinale et de l’économie politique, au cœur de la pensée » inaugure donc une nouvelle économie politique dont l’étude mériterait beaucoup plus que ces quelques lignes.

[31]  Op. cit., Reconnaissances.

[32] Op. cit., Reconnaissances.

[33]  Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, préface à la deuxième édition, Gallimard, 2004.

[34] Jean Paul Jouary, L’enseignement philosophique,  septembre octobre 2007 ; et aussi du même auteur, L’art paléolithique, réflexions philosophiques, éd. L’Harmattan, 2001.

[35] Antoinette Fouque, Gravidanza, De la géni(t)alité des femmes, créatrices d’humanité, Des femmes, 2007.

[36] Elisabeth Roudinesco parle à propos du travail d’Antoinette Fouque de « l’avancée d’un postphallicisme », La bataille de cent ans, Histoire de la psychanalyse en France. 2, Fayard, 1986.

[37] Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, Si c’est une femme, Gallimard, 2004.

[38] Antoinette Fouque, Gravidanza (Féminologie II), p. 203, Des femmes, 2007.

[39] Antoinette Fouque, Gravidanza (Féminologie II), La parité pour un quatrième modèle républicain, Des femmes, 2007.

[40] Des femmes en mouvements Hebdo, n° 53-54, 1981.

[41] Antoinette Fouque, Gravidanza (Féminologie II), p.25, Des femmes, 2007.

[42] Kairos n° 27 Monde de la vie et histoire. Emmanuel Housset : Historicité de la chair et monde de la vie selon Husserl, Presses Universitaires du Mirail, 2006.

[43] Maria Zambrano, Sentiers, Des femmes, 1992.

[44] Antoinette Fouque, Il y a deux sexes, préface 2, page XX, Gallimard, 2004.

[45] A propos duquel Antoinette Fouque rappelle, et en de nombreux textes, les travaux de Amartya Sen, qui a reçu le prix Nobel d’économie en 1998, en particulier Pourquoi un déficit de plus de cent millions de femmes ?, Esprit n°9, 1991, Ethique et Economie, Paris, PUF, 1993.

[46] Op. cit., page IX.

[47] Gravida, lectures de l’époque, automne 1983, entrevue avec Antoinette Fouque, Ed. Bergeron, Québec.

[48] Gravidanza, La parité : pour un quatrième modèle républicain, (2005), Des femmes, 2007.

[49]  Antoinette Fouque aime rappeler que « l’utérus, (…) en hébreu, d’un même mot, signifie à la fois matrice et miséricorde » Area.

[50] Georges Canguilhem, La connaissance de la vie, Machine et organisme, VRIN 1967.

 

 

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