Antoinette Fouque

janvier 2024 |

Blandine Kriegel

in Fleurs et couronnes, Les Éditions du Cerf, 2024

 

Les générations passent et ne se ressemblent pas. Mais tout n’est pas nécessairement perdu. Certains, certaines d’entre nous, déjà éclipsés dans l’ombre ne sont pas plus présents que dans le souvenir de leurs proches.

Ce ne sera pas le destin de notre amie Antoinette Fouque, l’esprit de notre « Génération 68 » de femmes, ou l’esprit-femme de la génération 68. L’esprit… Le jeune Hegel, voyant caracoler Napoléon à Iéna, s’écria qu’il avait vu « l’esprit du monde à cheval ». Antoinette, une héroïne ? Beaucoup de héros, bien peu d’héroïnes. Existe-t-il des demi-dieux ou des demi-déesses, comme le croyaient les Grecs ? Certainement pas et surtout pas Antoinette qui n’avouait ni Dieu ni Diable. Mais l’esprit-femme de la génération 68, qui s’est battu et débattu pour toutes, oui, certainement.

La génération 68 est aujourd’hui décriée et récusée, sans qu’on ait reconnu ses véritables orientations. Depuis La pensée 68 de Luc Ferry, on lui reproche son goût de l’hédonisme, son rejet du travail et du régime productiviste des Trente Glorieuses, opposés à la transmission et au développement et qui auraient conduit notre société à une véritable « rétraction ». Sans nier qu’une volonté de destruction n’ait existé parmi quelques-uns, je conteste pour ma part qu’elle fut l’essentiel. On oublie l’autre orientation, la volonté de conquête individuelle et politique des libertés démocratiques.

Antoinette a été l’une des principales animatrices du mouvement de libération des femmes qui a changé profondément notre société. Il a été en quelque sorte, le paradigme des autres courants. Le mouvement de libération des femmes (MLF) qui touchait directement au respect des libertés individuelles, était singulier et universel, particulariste et mondialiste. Il rassemblait d’abord des pionnières comme Anne Zelenski, Annie Sugier soutenues par Simone de Beauvoir. La première organisation qu’Antoinette a fondée au sein du MLF s’appelait Psych et Po (Psychanalyse et Politique). Pourquoi ? Parce que dans son intelligence visionnaire, Antoinette avait préempté ce double caractère du mouvement.

Son individualité : le droit des femmes, le droit pour les femmes. Donc pas de rassemblement sans regroupement préalable : les femmes, toutes les femmes, rien que les femmes ! Au nom de la liberté singulière proclamée dans le geste analytique. La liberté et l’égalité pour les femmes qui sont des individus. Or c’est à la psychanalyse que l’on doit la science de l’individuel que les sagesses traditionnelles avaient interdites (Aristote : « Il n’y a pas de connaissance de l’individuel »). Son universalité car avec la parité en politique, on affirmera et on comprendra bientôt que le féminin est aussi universel que le masculin et que les femmes n’appartiennent pas moins à l’humanité que les hommes. De ce mouvement des femmes qui a changé notre société, Antoinette a été l’une des animatrices principales.

Un mouvement parallèle aux autres mouvements d’émancipation nés en 68 : une médecine plus humaine au service des attentes des patients et des patientes (René Frydman et son bébé-éprouvette) ; une architecture plus belle et humaine, rompant avec le geste totalitaire de construction des barres des années cinquante, pour retrouver l’amour des villes (Christian de Portzamparc, Roland Castro, Bruno Fortier) ; une psychologie analytique préoccupée par l’épanouissement personnel (Jacques-Alain et Judith Miller). Un mouvement de résistance et de libération, car comme on le disait à la fin des années soixante : « Là où il y a oppression, il y a résistance ». Antoinette, qui créera bientôt l’Alliance pour la démocratie, a contribué avec ses amies et au-devant d’elles, à transformer profondément la situation de fait des femmes pour conquérir leur égalité juridique et sociale.

Je rappelle ce qui s’est passé en trente ans dans le droit civil, pénal et politique : le droit civil a aboli l’honteuse inégalité familiale qui subsiste encore de l’autre côté de la Méditerranée. Le code énonçait que les femmes devaient obéissance à leurs maris, comme je l’ai encore entendu réciter pesamment par l’officier de l’état civil lorsque je me suis mariée en 1967. Le droit pénal, après le manifeste des 343 femmes déclarant avoir avorté, le procès de Bobigny plaidé par Simone Veil, a dépénalisé l’avortement pour que naisse : « Un enfant, si je veux, quand je veux. » Le droit politique enfin, avec la machine opérationnelle trouvée de la parité imaginée par Claude Servan-Schreiber, Françoise Gaillard, Sylviane Agacinski et l’auteur de ces lignes pour l’égalité des femmes dans le second étage de la citoyenneté, l’élection et les magistratures, a inscrit, avec des réserves qui subsistent, le principe de parité dans la constitution.

Dans tous ces combats, Antoinette a été aux avant-postes, une militante sans relâche et sans égal. Les partis et les syndicats qui ne se sont jamais préoccupés que d’égalité socioprofessionnelle, sont loin d’avoir obtenu des résultats comparables aux progrès accomplis par les femmes mises en mouvement en 1968.

Ces transformations se sont réalisées parce qu’Antoinette a eu le génie et la force, plus que toute autre, de marier la pensée et l’action.

La pensée : elle a affirmé la quête et la compréhension ontologique de la féminité comme créativité. Depuis l’injonction socratique : « Connais-toi toi-même », on rencontre de nombreuses réponses à la question « Qu’est-ce que l’homme ? », (y compris celle, négative, de Kant, qui estime impossible une anthropologie rationnelle). En revanche, à l’exception de Simone de Beauvoir et des féministes qui  la prolongent, bien peu ont trouvé d’intérêt à l’interrogation : « Qu’est-ce qu’une femme ? ».

Dans sa thèse, Antoinette qui m’avait fait l’amitié et l’honneur d’être membre de son jury, formule la question et développe sa réponse en visant franchement la créativité. Ce qui n’étonnera pas, je pense, toutes ses amies artistes, comédiennes, écrivains, architectes, plasticiennes, stylistes ou chercheurs aujourd’hui présentes, le féminin pour elle doit être mis d’emblée du côté del a création, car la femme met au monde (crée un monde ?). La mise au monde, la naissance et la co-naissance, le portement et l’élèvement de la vie… sont de son fait. Avant Antoinette, Hannah Arendt, pourtant dominée une vie entière par sa fidélité à Martin Heidegger, avait soulevé le lièvre. Devant le schéma heideggérien de la déréliction engendrée par la condition de notre venue au monde : « Nous sommes jetés dans le monde », avait dit Heidegger, Arendt avait esquissé une protestation. Les humains sont nés, remarque-t-elle, mis au monde et élevés. Antoinette approfondit cette observation en mettant à jour les liens qui existent entre le génie, la genèse et l’engendrement. S’ouvre ici une nouvelle avenue de la pensée auquel fait écho aujourd’hui la recherche de Marielle David sur le tissage et le tissu de la vie.

L’action, s’il n’y avait pas à proprement parler de « pensée 68 », beaucoup d’œuvres sont, peu à peu, sorties de ce mouvement. Au premier rang desquelles, après celles des médecins, architectes ou psy que j’ai évoquées, celle de la grande Julia Kristeva. Plus rares ont été ceux capables de coupler la pensé et l’action. Le journal Libération de Serge July, les écoles de La cause freudienne de Jacques-Alain Miller et l’Alliance pour la démocratie ou les Éditions des femmes, fondées par Antoinette et Sylvina Boissonnas.

Même si, comme toute famille ou tout groupe humain, le mouvement des femmes a connu ses tiraillements et ses déchirements, comment ne pas saluer ce que nous devons toutes, les unes et les autres, à l’ancrage vigoureux de l’action d’Antoinette dans une politique démocratique de défense des droits individuels des femmes, ouverte à la mondialisation ? Comment oublier qu’elle nous a sans relâche mobilisés pour la défense de Taslima Nasreen, Aung San Su Tchi comme pour les femmes des Balkans, violées par leurs oppresseurs ? Mais comment ne pas reconnaître également qu’en protégeant et en organisant sa communauté de femmes, Antoinette, dans son républicanisme latin têtu, s’est toujours refusée à tout communautarisme ?

Ses combats ne feront pas oublier la femme charmante, généreuse, courageuse devant les autres et avec elle-même, héroïque dans la maladie que nous avons eu la chance de rencontrer, de côtoyer et qui nous a subjuguées. Ou tout simplement qui a suscité l’admiration, l’estime et l’affection de tant d’entre nous, hommes et femmes. Antoinette, une lame ? Non, une flamme et de la lumière.

Les générations passent et suivent leur chemin. La génération des femmes de 68 n’a pas tout fait mais ce qu’elle a pu entreprendre pour la liberté, l’égalité et l’émancipation des femmes dans notre société n’aurait pu être et mené à bien sans Antoinette Fouque. Elle a été une partie de notre âme, l’esprit du mouvement des femmes, l’esprit des femmes en mouvement. C’est pourquoi, nous ne l’oublierons pas. Merci Antoinette.

 

Paris, le 5 avril 2014,

Maison de la Chimie.

 

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