Phallucination. Passes et impasses du phallus

janvier 2016 |

Roger Dadoun

in L’impérialisme du phallus, collection « Penser avec Antoinette Fouque », des femmes-Antoinette Fouque 2016

 

Phallucination, titre-valise de la présente analyse, figure clairement comme un pacte ou acte d’éros, de raison et de conquête (impérialiste) entre hallucination, notion reprise ici dans sa stricte orthographe et sa pleine acception, et Phallus, qui s’inscrit inaugural en forme d’élan et d’autorité – ouvert à la fois à la curiosité (intrigante investigation) et à l’interrogation (individualité en cause). Ce qui se dessine de prime abord, c’est l’intime interpénétration, fusionnelle, entre les deux termes : le Phallus initial, souvent initiatique, s’engage et diffuse en hallucination – laquelle est innervée, portée, entretenue, exacerbée par le phallus. Ce croisement, entre « unité duelle » (coït parental, scène originaire, tels que les traversent en fil rouge, parmi d’autres, la psychanalyse de Mélanie Klein ou l’anthropologie de Geza Roheim) indique clairement que, si le terme « phallus » apparait le plus souvent comme l’élégant et commode synonyme de « pénis », organe mâle qui fonctionne comme canal urinaire, pince-monseigneur de la copulation et autres offices, il déborde incommensurablement pareille mission. Ce débordement, ce pouvoir d’éclat et d’emportement, bref, cet « impérialisme » s’est manifesté dès les débuts de l’histoire, sous forme de festivités rituelles, de ces phallophories archaïques effrénées, à la fois mystérieuses et spectaculaires, qui entraînèrent, captivèrent, hallucinèrent foules, poètes, acteurs, tribuns et césars, avec chants (phalliques), danses et gesticulations (obscènes), masques et exhibitions (verges en tous genres, érections réelles ou simulées des ityphalles et des satyres, hurlements de femmes, bacchantes ou prêtresses, travestis en tous genres, couronnes, etc.), donnant lieu autant à d’ésotériques « mystères » qu’à des mises en scène de protocoles populaires dédiés à Dionysos et aux divinités de la nature, parmi lesquelles d’opulentes déesses, habiles à aménager la terre comme le ciel (Marija Gimbutas, Le langage de la déesse, 1989, éd. des femmes, 2005).

Une artiste opulente n’est pas allée, elle, par quatre chemins. Sculptrice, peintre, ouvrière de multiples matières et teintures (textiles, marbres, métaux, plastiques, bois, etc.), virtuose de la libido creandi qui fait naître, surgir d’entre ses mains les objets, figures, compositions et performances insolites ou ordinaires, Louise Bourgeois a modelé en 1968 un phallus, latex sur plâtre, d’environ soixante centimètres, qu’elle porte sous son bras, et auquel elle a donné le nom pédophallique de « Fillette ». Celle-ci ne serait guère que pénis un peu balourd et chevrotant si, revêtue des habits neufs (invisibles) de l’art et animée par les concepts (matérialistes) d’Antoinette Fouque, elle ne nous parvenait, ennoblie par les mains de l’artiste érigée « femme porteuse », en phallus princier, petit prince à vocation universelle, larguant le Monos phallocrate que récuse Antoinette (A. Fouque, Il y a deux sexes, essai de Féminologie, Gallimard, 1995). Avec Louise Bourgeois, l’objet phallique trouve toujours place, quasiment réservée, dans les deux sexes plus ou moins combinés, et s’inscrit, modestement, dans l’oblatif blason matriciel (cf. The Maternal Man, « l’homme maternel », teintures sur tissu, 2008). Antoinette a marqué, en termes saisissants, ce qu’à ses yeux représente l’œuvre de Louise : « On n’a jamais vu de telles formes pulsionnelles… – le réel, la chair nue en relation avec l’inconscient. L’art dit le sexe de la chair où il se trame, où il s’invente, où il s’angoisse… C’est une œuvre charnelle et matérialiste à la fois… et ce n’est pas par hasard si c’est en rapport avec l’expérience de la grossesse ». Femme chair  à la « force pulsionnelle », « on peut même dire matricielle » – pour déesse fragile : « Fragile Goddess » est cette femme opulente, faite de tissu, au long cou fin obtronqué de la tête et étiré en pénis, qui nous attend de pied ferme sur la couverture de Génésique, Féminologie III (des femmes – Antoinette Fouque, 2012).

 

Héliogabale, l’empereur phallomorphe

Les entrées du Phallus dans l’histoire sont d’autant plus troubles, drôlement attifées et contorsionnées qu’elles ont partie liée avec les cultes, pouvoirs et dominations, et se tiennent au plus près des érections aux mille lances dont s’honorent pontifes, monarques et empereurs. Les images et tableaux suggérés par le hardi titre, L’impérialisme du Phallus, ni visent pas à exposer historiquement de pittoresques et précieuses turgescences symboliques (crosses, couronnes, épées, avant-bras, barbes, bâtons, boules, baguettes, et autres), qui parviennent à nous détourner de l’irrépressible pénis tout en nous y renvoyant dard-dard – ils témoignent du fait que les figures de la sexualité, à visée de pansexualité (leur « impérialisme »), portent elle elles l’ardent désir d’être poussées à l’excès, en accord avec cette chose à la fois étrange et familière ici re-nommée Phallus, dont la fonction patente et universelle est d’excéder les érections quelles qu’elles soient, les séductions et conquêtes où qu’elles se portent, les orgasmes prompts à sacraliser toutes dérives d’érogénéité, dont au tout premier chef le corps entier, chair charnelle qui se dresse phalliquement ou chute phallacieusement selon un imprévisible destin, paradisiaque ou infernal. Freud clame : « Si je ne peux faire plier les Dieux, je remuerai les Enfers » – tandis que le Don Juan de Molière déclame : « Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. »

« Comme Alexandre ? » – on entend là, pour sûr, « le Grand », l’emblématique empereur de nos manuels d’enfance. D’autres noms, d’aussi prestigieuse pointure scolaire ou historicienne, seraient aussi bien les bienvenus, de Gengis Khan et Soliman le Magnifique à Charlemagne, Charles Quint ou Napoléon, mais leur prestigieuse impérialité, montage turbulent de hasards, expériences ad hoc, calculs et violences, d’art à maîtriser divers pans habilement perçus de la réalité, avec effet plus de fascination que d’hallucination (mais « fasciné » et « halluciné » demeurent en permanente proximité) – voilà qui ne favorise guère l’accès au principe ou « valeurs » phalliques. En revanche il y en a un, d’empereur, dont on peut dire qu’il a érigé au plus haut de son ciel la puissance et le culte du Phallus et fait jouer à fond la dimension hallucinatoire, déroulant au cours de son règne bref un sacré tapis rouge (sang et sperme et pierre et or) pour des pratiques échevelées et folles : il s’agit d’Héliogabale, empereur romain de 218 à 222, détenteur aussi des noms Elagabalus, et Marcus Aurelius Antoninus, qu’Antonin Artaud empale en force dans son fulgurant essai, où se croisent et s’illustrent décomposition ésotérique de la lettre (le nom mis en pièces d’ « Héliogabale » – frappé sur la blanche page de « l’étoile à six branches, sceau magique de Salomon »), plages et ressacs poétiques, et garantie sourcilleuse de l’Histoire elle-même, qui se retrouve débordée, fouillée, houspillées : Héliogabale ou l’Anarchiste couronné, 1934.

Hautaines ou basses « bougresses », les quatre Julia (Domna, Moesa, Soemia, Mamoea), dévorées de sexe et d’ambition, s’entendent, têtes dures et pathétiques, à faire accéder à la tête de l’Empire le jeune Héliogabale. En suivant à la trace sa montée en puissance et son adhésion-identification au soleil qui le brûle jusqu’au délire (l’empereur transporte avec lui à Rome la monumentale Pierre Noire, un Phallus de dix tonnes), Artaud s’avance à travers des propylées de phallus. « Le temple est là, écrit-il, avec son aigle aux ailes ouvertes, et qui garde le phallus sacré ». « Aigle aux ailes ouvertes » ! On y est, elle est bien là, aujourd’hui, bien en vue, sous nos yeux, la photo flyer affiche des Rendez-vous de Blois 2015 ! Rien de plus familier que cet aigle phallique – pléonasme ? – que l’on voit s’inscrire et dominer impérialement sur tant de médailles, monuments, frontons et toutes sortes de supports, formes imagées hallucinées taxidermiques ou sophistiquées, pour arrière ou avant-garde. Dans le temple où s’exulte Héliogabale, deux grands phallus hauts comme des pylônes sont érigés dans l’axe même du soleil. Au cours de l’ « étrange marche du sexe » vers Rome, les Galles se châtrent, offrant leur membre sanglant aux baves du public alléché. Si, épelant le nom « Héliogabale », Artaud le gorge de toute la force du soleil (hélios), il n’en met pas moins en lumière la conjonction ou syzygie avec Baal, divinité chtonienne, liée aux ténèbres et au chaos, et investie de féminin ‘un féminin « bourré » de masculin).

 

Phallus-Primo mis en miettes

L’empereur romain né syrien n’a de cesse de faire se heurter et copuler (syzygie) les contraires. Dans un même mouvement – subversion, anarchie, « ordre fulminant » » (Artaud : Pour en finir avec le jugement de Dieu) – l’Héliogabale d’Artaud érige le Phallus sacerdotal en unité suprême (il utilise l’expression de « primo géniteur » – un tel « Primo » pourrait, n’était la puissance « matrice », prendre place en tant que racine même du principe Phallus), figure abstraite et totale de l’Un néanmoins pulvérisée avec violence et « cruauté » dans une mêlée imprescriptible où s’échangent et se confondent masculin et féminin, misère et grandeur, pouvoir et servitude, et où, en dernier comme en premier ressort, c’est circulation, échangisme, libido, énergie qui priment. (Sachant qu’un « Primo Géniteur » impérieux persévère toujours, debout, érectile, sévère, en notre « âme et inconscient » comme il faudrait dire, culminant en hiérarchique érection dans les institutions.) Artaud, extatique, en fait cet allègre et nietzschéen bilan : « Jamais plus bel exemple d’anarchie ne fut donné au monde ».

Les déplis des luxuriances et luxures impériales illimitées du jeune empereur – « il passe de femme en femme… de cocher en cocher… de robe en robe, de fête en fête et d’ornement en ornement, […] de pierre en pierre, d’éclat en éclat, de forme en forme et de feu en feu, comme s’il courait d’âme en âme » – déferlent en coruscations de formes-multiples-qui-sont-des-noms-qui-sont-des-forces-qui-sont-des-sexes-qui-sont-Phallucination. Ainsi se fracture en miettes le Phallus, comme se perdit en mer le Phallus d’Osiris tranché par son frère Seth et que s’acharna à rechercher Isis épouse et sœur. Ainsi nous quitte Héliogabale lui-même. Pour échapper aux gardent qui le traquent, l’empereur aux turbulences sacrées se réfugie dans les latrines du palais, « plonge dans les excréments ». Son corps et celui de sa mère sont emportés et traînés à travers la ville, aux cris d’une populace hallucinée : « A l’égout, les deux cadavres, le cadavre d’Héliogabale, à l’égout ! » Trop large, le corps mis à nu de l’empereur n’entre pas dans la conduite ; on le lime, on le rabote – ça ne passe pas. Son corps ravagé, raboté phallique, n’est plus que bâton fécal suintant une ultime et sanglante éjaculation. Jeté dans le Tibre, la mer emporte l’Empereur phallomorphe.

 

Andersen, transparence de l’hallucination

Artaud construit le personnage d’Héliogabale en forme d’objet surréaliste-surréel, hallucinatoire-hallucinant, mutiforme-phallomorphique, hors norme humaine impériale (ou alors, « humaine, trop humaine », comme dans les phosphorescences de Nietzsche ?), où l’on pourrait voir, avec ses vibratoires décharges et délires pulsionnels, quelque chose comme une forme « objectile », objet-projectile qui serait provocation, subversion, agression – « anarchie » et « cruauté », à l’image du théâtre d’Artaud. En Héliogabale se croisent, cul par-dessus tête, au ludique sens du terme, une anthropologie farouche, « barbare », du corps (corps tout entier sexué : phallus, utérus, sperme, sang, excréments, tête-couronne, thanatos) et une psychanalyse de la pensée (« la guerre des principes », abstractions). Par analogie avec l’expression « psychanalyse sauvage » dont Groddeck fit son habit neuf, ou La pensée sauvage dont sut s’inspirer Lévi-Strauss, on pourrait parler de la « psychanalyse barbare » d’Artaud – « barbare » signifiant, non pas une réduction ou régression du champ culturel, mais au contraire un processus d’amplification sur le terrain de la créativité.

L’hymne pindarique au Phallus colossal dont s’enchante Héliogabale, et dont Artaud, avec son érotique « fatrasie », se fait le chantre fasciné-halluciné, ne nous empêche pas, et suggère plutôt de nous tourner vers un pôle phallique radicalement opposé : celui d’un extrême ascétisme textuel, où viendraient se fondre, littéralement invisibles, de pittoresques et naissantes velléités phalliques. Lecteur fervent du profond et sobre Andersen, inventeurs de ces tendres-cruels et familiers contes que l’on dit pour enfants (enfants de la psychanalyse, ah ça oui !), il  nous plaît, cela vient à point, de présenter un de ses récits alertes, repère pour tout regard qui se veut ludique, critique et politique : Les Habits neufs de l’empereur, 1837. Un Empereur que fascinent les beaux habits commande à deux drôles d’étrangers, prétendus tisserands, un habit coupé dans une étoffe extraordinaire, qui possède cette qualité unique de n’échapper qu’au regard des seuls imbéciles. Etoffe qui n’est que fiction, hallucination pure, néant – mais qui se déploie et s’étoffe de rumeur en rumeur. Habit terminé, l’Empereur se hâte d’en exhiber la splendeur à son peuple. Quoique ne voyant rien, et pour éviter d’être pris pour un imbécile, il surenchérit : magnifique, ce vêtement ! Et ainsi s’en va-t-il, paradant parmi la foule de ses sujets, qui ne voient rien mais poussent des cris d’admiration. Devant un père et son enfant l’Empereur passe – et l’enfant de s’écrier : « Mais il est tout nu ! »

Imparable et éclair soudain de vérité : le pouvoir incarné se voit, littéralement parlant, mis à nu, l’opinion s’avère n’être que rumeur, verbosité, mensonge, bêtise – bref : hallucination collective qui se défonce. Le cri spontané de l’enfant agent de la mise à nu s’est cristallisé dans une expression populaire, organique, symbolique, percutante, grosse d’un potentiel politique révolutionnaire : « Le Roi est nu ». Imaginer (halluciner) le monarque nu : toute la structure phallique de la royauté, de l’empire (montée en puissance, érection, élévation, domination, occupation) s’effondre : qui dit roi nu dit roi déchu, roi déchu roi châtré, roi châtré roi décapité, et « à mort le Roi ! » – Antoinette frappant le Monos de décrépitude (e viva la liberta !). Andersen, auteur dit « naïf », roi de nos lectures d’enfance qui sans cesse rebondissent sur nos enfants et petits-enfants, livre un murmurant mot d’enfant pour que se dissipe et s’efface l’hallucination en miroir où s’acharnent à se mirer, se lier, s’affronter, en affabulations narcissiques, l’Empereur et la foule, le pouvoir et le peuple, la parole et le corps.

Dans une perspective pédagogique et libidinale, on serait enclin à entendre, dans le cri de l’enfant d’Andersen, l’expression d’une poussée phallique naissante faisant irruption au milieu des interventions, abus, masques ou défroques des « autorités », des adultes-maîtres, des patriarcats et empires de toutes sortes. L’enfant-héros, l’enfant-éros, porteur et médiateur d’une perception inconsciente, d’un savoir intuitif, représenterait un de ces petits énergumènes d’Andersen marqués au coin de la sapience – à rapprocher, irrésistiblement, du « nourrisson savant » que décrit le psychanalyste hongrois Ferenczi dans un court texte (à peine une page) intitulé « le rêve du nourrisson savant » : certains patients racontent des rêves où il est question de « nouveau-nés, de très jeunes enfants… capables de parler ou d’écrire avec une parfaite aisance… de donner des explications scientifiques et ainsi de suite ». Surpasser les « grands » en sagesse, selon Ferenczi, « ne serait qu’une inversion de la situation où se trouve l’enfant » – et nombre d’analystes à sa suite n’ont voulu y voir qu’une « surmaturation » névrotique de l’enfant, suscitée par les défaillances de l’adulte. Une note de Ferenczi mise entre parenthèse ouvre une perspective de plus vigoureuse envergure : « Une observation récente du même genre m’a appris que ces rêves illustrent le savoir effectif des enfants sur la sexualité ». Propos rapide qui apparaît d’autant plus original et créateur que l’on considère un tel « savoir effectif » (italique de Ferenczi) comme ayant partie liée avec l’accès de l’enfant au stade phallique, le relâchement des rapports œdipiens, un désir d’apprendre plus ardent et plus exigeant, une approche plus objective et plus grave de la réalité (accord et conflit permanents entre réalisme et hallucination). Une telle effectivité de la « sagesse » d’enfance pourrait fonctionner comme ligne de force et force d’attraction des littératures enfantines. Ce qui nous remet en mémoire ce conseil de Freud dans son pugnace essai L’Avenir d’une illusion, 1927 : « Pensez au pénible contraste existant entre l’intelligence rayonnante d’un enfant qui se porte bien et la faiblesse de pensée d’un adulte moyen. »

 

Simon Leys : phalluciner « la pensée maotsétoung »

Il y a tant et tant de « faiblesses » chez les adultes, quelque échelle courte, moyenne ou haute qu’ils s’échinent à grimper – et seraient-ils, surtout, des chefs-empereurs (plus haute est l’ascension, plus dure sera la chute, ô Héliogabale) – qu’un simple geste, le mot à peine articulé d’un enfant de quatre ans ne sont pas de trop pour nous ramener au pied de l’essentielle « échelle humaine ». Postérité d’Andersen : de nouveaux « habits neufs » livrent une flagrante démonstration, frappante et efficace. En hommage au grand Danois, l’écrivain et sinologue belge Simon Leys (de son nom de naissance Pierre Ryckmans), qui enseigna en Australie, titre son essai de 1971 : Les Habits neufs du président Mao. Chronique de la Révolution culturelle. Le « Grand Timonier » a été porté aux nues par des intellectuels et politiciens de droite, de gauche et d’ailleurs, admirateurs de ses « Cent fleurs », de son coup de pinceau calligraphe, de sa traversée annuelle à la nage du fleuve Yang Zi – tandis que de petites sectes maolâtristes mises en messe à la Mutualité trémulaient d’exhiber poing levé Le Petit Livre rouge, Citations du président Mao Tsé Toung (près d’un milliard d’exemplaires vendus). Les analyses, arguments et témoignages réfléchis et accablants produits par Simon Leys balayèrent vite fait les idolâtries, proférations, mystifications suscitées par ce qui se révéla n’être pas plus « révolution » que « culturelle » – tandis qu’en revanche fleurissaient calomnies, bêtises en menteries dont son livre et sa personne furent la cible. Le slogan « (vive la) pensée maotsétoung » finit par apparaître, aux yeux même de ses masticateurs, comme un comble de Phallucination, une séquence hallucinatoire à l’image de l’habit neuf de l’empereur d’Andersen.

Le « travail de l’hallucination », dont nous tentons de cerner l’érection impérialiste, nous renvoie, par sa richesse en matériaux, procédures, figures et effets effarants, à l’ouvrage érudit de l’historien allemand naturalisé américain Ernst Kantorowicz, Les Deux Corps du roi, Essai sur la théologie politique du Moyen Âge, 1957. A travers ses divers avatars, le principe en est d’une lumineuse simplicité. L’auteur distingue deux corps du roi : un corps naturel, ordinaire, mortel, et un corps politique immortel, ce qui revient à dire que « Le roi ne meurt jamais » – avec son équivalent populaire : « le Roi est mort, vive le Roi. » Tout au long des siècles depuis le Moyen Âge, l’historien traque les aléas et fluctuations de cette étrange et oxymorique dualité, dont il décèle l’origine dans le corpus mysticum du Christ et de l’Eglise, en citant Simon de Tournoi (vers 1200) : « Le Christ a deux corps : le corps matériel humain, qu’il reçoit de la Vierge, et le corps collégial spirituel, el collège ecclésiastique » (Henri de Lubac, Corpus mysticum, 1949). Cependant, le Roi a beau se revendiquer de la grâce de Dieu » et cultiver en sa personne immortalité, immunité, transcendance (spiritualité), il n’en demeure pas moins pris dans les réseaux du monde. Pour façonner le corps mystique du roi, qu’entretiennent, traversant alliances, résistances et conflits, les Eglises, les « collèges » spirituels et ecclésiastiques, l’historien introduit ce triptyque à résonance « laïque » : la Loi, la Patrie, l’Etat – dont nul n’ignore à quel point, aujourd’hui même, au rythme de redoutables résurgences et de déliriums tenaces, ils se veulent empreints, investis, « habillés » de lueurs ou d’auras « mystiques ».

Assise « naturelle » assurée, le corps impérial, à quelque saint ou déité qu’il se voue, peut être dit aussi bien mystique que christique, aussi bien surnaturel et magique que politique, juridique, étatique. A la lumière d’une raison psychanalytique, toutes ces qualifications apparaissent comme les manifestations psycho-sociales universelles, à la fois angoissantes et à visée orgastique, de ce que Kantorowicz qualifie « la théologie politique » : système idéologique à fondations et visées religieuses, toujours aussi actives aujourd’hui en leurs divers accoutrements et doublures politiques (Anatole France, L’Eglise et la République, 1904), pour la maitrise desquelles s‘impose, en ses forages et fines ou fortes articulations, l’intervention analytique du principe Phallucination.

 

Envoi
Eve

Les Empires se rejoignent – détruisent et se détruisent – en ce qu’ils cherchent, furieusement, désespérément, phalliquement à s’emparer de la terre entière, ad aeternitatem. Pour s’en désencombrer, s’en libérer (Mouvement de libération), et en forme d’envoi poétique à Antoinette Fouque, qui voyait dans la poésie la voie royale d’accès à l’inconscient, à la procréation, à la libido creandi, et dans la perspective de prolonger la dynamique de sa réflexion – il conviendrait de nous tourner, comme elle le fit, vers les origines (toujours actuelles), faire retour au « jardin premier », comme elle nommait l’un de ses dessins, en s’engageant dans l’immense territoire de poésie que constitue l’Eve de Péguy, forêt anthropologique aux milliers d’alexandrins (28 décembre 1913). Au cours d’entretiens avec Antoinette, j’avais évoqué l’image d’un Péguy terrestre, adamique (de l’hébreu adama, la terre), « féminin » (que de noms et de présences de femmes dans son œuvre, et que d’enfants !), qui termine sur une effervescence du mot « joie » (« Une joie d’inutilité, de gratuité, de super-fluité. / La seule joie ») son dernier texte, que la mort laissa inachevé, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (1er août 1914). Matérialiste et athée, Antoinette proclamait que « la chair vivante, parlante et intelligente des femmes est la première matière pensante » – elle aurait apprécié ces lignes De la raison de Péguy (Cahier de la quinzaine, 5 décembre 1901, une vingtaine de pages rigoureuses) : « Nous sommes irréligieux de toutes les religions. Nous sommes athées de tous les dieux. » Si l’Eve de Péguy s’ouvre sur l’annonce : « Jésus parle », c’est avant tout en terre et en chair que l’écriture de poursuit, s’élève, s’amplifie, s’acharne (insistance sur « charnel », « encharné », « encharnellé » – « Une histoire arrivée à la chair », « Car le spirituel est lui-même charnel », etc.) Les deux premiers mots d’Eve sont en capitales :

 

ô mère ensevelie hors du premier jardin,

Vous n’avez pas connu ce climat de la grâce,

Et la vasque et la source et la haute terrasse,

Et le premier soleil sur le premier matin.

 

Ainsi Péguy a-t-il bien mis, ludique, comme il l’avait promis (Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, 1909), « ce grand nom d’Homère en tête d’un papier ». Mais avant tout, il entonne en toute premièreté son hymne (éros païen) à la mère primordiale, primo-génitrice, plongée dans les arborescences et les efflorescences et les inconnaissances – notre vie quotidienne.

Références

Dadoun, Roger, 1971, « Le nom d’Héliogabale dans le texte d’Artaud », Littérature, Paris, Larousse, n°3, dossier « Littérature et psychanalyse, p. 64-78, – 2002, « Le cru et la cuite. Du Mômo en Tarahumara », Europe, Paris, n°873-874, « dossier Antonin Artaud », p. 63-72, – 1988, Eros de Péguy, la guerre, l’écriture, la durée, PUF.

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