Une histoire autre

janvier 2009 |

Jean-Joseph Goux

in Renversements. L’or, le père, le phallus, le langage, des femmes-Antoinette Fouque, 2009

 

Ce n’est sans doute pas l’effet d’un hasard si les décennies qui ont succédé à l’époque où le mouvement des femmes s’est manifesté, structuré, organisé ont aussi été marquées par une interrogation de plus en plus aiguë sur le sens à attribuer à l’Histoire. L’Histoire de l’humanité a-t-elle un sens ? Cette question, que les philosophes des Lumières avaient ouverte (avec Turgot, Condorcet, Kant) et que ceux du siècle suivant avaient reprise en lui donnant une ampleur et une portée encore plus large (Hegel, Comte, Marx), se trouvait de nouveau au centre des débats.

Certains, comme l’américain Fukuyama, reprenant la célèbre interprétation que Kojève avait faite de Hegel, mais lui donnant un sens nouveau en rapport avec l’écroulement rapide du régime soviétique, voyait dans l’adoption tendanciellement universelle de la démocratie parlementaire et du capitalisme libéral les signes d’une véritable clôture ou fin de I’Histoire. Aucun autre grand principe que ceux-là, ni politique ni économique, ne serait plus à attendre du mouvement de l’Humanité vers le futur. Dans son principe, sinon dans son déroulement événementiel, l’Histoire était close.

Tout à I’opposé, Jean-François Lyotard diagnostiquait non pas un sens évident, partout manifeste, en train d’accomplir les grandes promesses des Lumières, mais au contraire une crise très grave, et peut-être mortelle, de toutes les philosophies de l’Histoire, une déroute complète de toutes les interprétations qui croyaient pouvoir déchiffrer dans I’Histoire de l’Humanité un fil conducteur, celui de la liberté grandissante et victorieuse, celui de l’émancipation universelle. Le rêve des Lumières non seulement ne s’accomplissait pas, ni dans sa version capitaliste, ni clans sa version communiste, mais il y a longtemps que ce rêve avait tourné en un terrible cauchemar dont aucune signification interne à I’Histoire ne pourrait nous faire sortir. C’était, pour Lyotard, la fin de ce qu’il appelait les grands récits d’émancipation. À cet épuisement des grands récits, il attribuait, entre autre, l’essoufflement des avant-gardes esthétiques et politiques qui perdaient toute possibilité de se réclamer d’une direction de l’Histoire (dont elles se prétendaient les avant-coureurs, les précurseurs), et l’entrée dans la postmodernité artistique, où l’éclectisme, l’ironie, l’emprunt, remplaçaient les convictions intransigeantes, issues de puissantes révoltes, qui avaient été celles des mouvements d’avant-garde.

N’est-il pas étrange que cette crise très profonde des philosophies de l’Histoire, qui, sous la double forme de la clôture ou sous celle du chaos indéchiffrable, impliquait qu’aucun événement ne pouvait venir modifier notre perception de l’avenir de l’humanité, ait surgi en même temps que se levait décisivement un principe actif et prometteur de libération, celui des femmes ? N’est-ce pas une anomalie troublante de la conjoncture intellectuelle des décennies qui ont suivi 1968 ? Pourquoi le doute sur le sens même de l’Histoire, sur la possibilité de déceler une direction émancipatrice dans le chaos obscur et souvent douloureux des événements humains du passé et du présent, a-t-il atteint, précisément à cette époque, un point critique ?

En vérité, à y regarder autrement, il n’y a pas de paradoxe, de décalage, d’anomalie, dans l’apparition simultanée d’une crise de l’Histoire et de l’émergence décisive d’un grand mouvement pour la libération des femmes. On pourrait aller jusqu’à dire : la crise de l’Histoire, comme Histoire orientée, la crise de l’Histoire des philosophes de l’Histoire, coïncide nécessairement avec l’émergence massive, décisive, irréversible, d’une action et d’un programme, visant à la libération des femmes.

Pourquoi cette coïncidence ? Parce que cette émergence annonce, incarne, et ouvre déjà, une autre historicité, qui n’appartient plus au même temps que les philosophies de l’Histoire qui se sont formées et imposées à partir de l’époque des Lumières. Il apparaît en effet que ces philosophies ont toutes pensé l’histoire humaine, dans son déroulement temporel, à partir d’un schéma général d’éducation et de progression qui est emprunté aux âges de la vie (enfance, adolescence, maturité) ; et qui plus est, aux âges de la vie de l’homme, non pas en tant qu’être générique (homo) mais en tant qu’être masculin (vir). Elles ont pensé l’humanité à partir du parcours de la masculinité. C’est sans doute chez Auguste Comte que ce schéma d’éducation et de progression masculines est le plus clair, le plus avoué. Après son enfance (âge théologique) et son adolescence (âge métaphysique), l’Humanité, grâce à la science, va atteindre, dit-il, son âge viril. Auguste Comte (du moins dans la toute première partie de son itinéraire philosophique, avant qu’il ne donne une place majeure au féminin) révèle ainsi, d’une façon claire, par cette notion d’âge viril de l’humanité, le soubassement de sa vision des progrès de l’Histoire. Or, à des degrés divers, ce parcours masculin des âges de la vie comme schème organisateur central du grand récit des progrès de l’Humanité pourrait être repéré dans toutes les philosophies de I’Histoire.

C’est donc à la fois la jeunesse et le féminin qui se trouvent impensés dans ce parcours progressiste. L’idée que l’Humanité pourrait, en quelque façon, devenir plus « jeune » et non pas plus vieille au cours de son Histoire (jeunesse comme ouverture, disponibilité, créativité, etc.), et qu’elle pourrait aussi reconnaître et intégrer des dimensions éthiques dont les femmes sont les agentes privilégiées, cela restait oblitéré par un schéma de la progression historique largement orienté par le mouvement de maturation masculine. Le désarroi postmoderne et la crise des philosophies de l’Histoire seraient déterminés principalement par les limitations inhérentes à ce schéma unilatéral[1].

Or, ce qui se produit, vers la fin des années soixante, avec une action et un programme qui se donnent pour but la libération des femmes, c’est l’amorce et l’annonce d’une Histoire autre, qui compliquent ce schéma initial des âges de la vie de l’humanité conçue comme mâle. Une temporalité différente émerge, essaie de se penser, qui n’est plus l’histoire virile d’un arrachement prométhéen à la nature, mais un autre mode de l’historicité, un autre mode de génération et d’engendrement qui reçoit de l’être féminin son mode d’appréhension du temps et de l’action.

Le travail d’Antoinette Fouque se situe, très exactement dans cette entreprise. Prenant rapidement ses distances avec un féminisme qui tend à ignorer la spécificité des femmes au profit d’une neutralisation égalitariste qui les aligne, en fait, sur le programme masculin d’existence, Antoinette Fouque a mis en cause vigoureusement la fausse symétrie qui efface l’expérience, la sensibilité, et donc finalement l’éthique spécifique dont les femmes sont le lieu. Or, l’expérience la plus irréductible, la plus indéniable, de l’existence féminine, celle qui la différencie la plus radicalement de l’expérience masculine, c’est celle de la production de la vie humaine, dans la gestation et dans la mise au monde d’une progéniture. Ce sont les femmes qui font les enfants. Il ne s’agit pas là d’un malheureux vestige préhistorique que nos mentalités modernistes pourraient vite oblitérer et oublier, mais d’une réalité aux multiples aspects et conséquences, qui ne permet pas d’homologuer, purement et simplement, la condition de l’homme (au sens grec de aner ou au sens latin de vir) avec celle de la femme.

Il y a deux sexes. C’est à partir de cette évidence flagrante, mais trop souvent recouverte par le penchant rationaliste ou légaliste à penser en termes d’équivalence, que doit être menée l’entreprise politique, sociale, culturelle de la libération des femmes[2]. I1 ne s’agit pas seulement de faire valoir la différence biologique irréductible de deux organismes vivants, mais de désenfouir, développer, faire travailler, ce que cette différence recèle de potentialités éthiques que la suprématie phallique, sédimentée de longue date dans les mythologies, les religions, les philosophies, les idéologies, a effacé, dévoyé ou retenu dans le silence et le non-dit.

À partir de ce point départ à la fois théorique et militant, Antoinette Fouque a dessiné les contours d’un « nouveau contrat humain », qui donne à la génitalité une place symbolique, réelle, spirituelle, à laquelle l’unilatéralisme phallique ne permet pas d’accéder. Il s’agit, particulièrement, de faire émerger les paramètres éthiques de cette génitalité, qui concernent les deux sexes, mais tout d’abord il s’agit d’être mieux conscient de ce qui, dans la procréation, constitue la part féminine, cette part à la fois la plus importante et la plus impensée, la plus valorisée et le plus déniée, la production charnelle du vivant. Quel « matérialisme charnel »[3] saura faire une place à cette dimension de production du vivant -parlant qui dépasse l’obscure opération biologique ? Et quelle éthique est-elle impliquée ici ? La gestation n’est-elle pas le paradigme le plus initial et le plus probant de la générosité et du don, de l’accueil fait à l’autre, de l’hospitalité ? « Donner la vie », « donner le jour ». Production de l’autre à travers soi, et production en vue d’un futur réel, en vue d’une existence à venir qui n’est pas la sienne.

C’est autour de ces significations fortes, qui mettent en place un nouveau tissu symbolique où peuvent se dire les impensés de la génitalité féminine, de la fécondité réelle ou métaphorique, qu’Antoinette Fouque situe la possibilité d’un nouveau contrat, qui, par delà le dur conflit ancestral entre les hommes et les femmes, ouvre vers une autre Histoire, à répercussions politiques, où la parité et le partenariat ne seraient pas une utopie.

C’est ainsi qu’au-delà du renversement des étalons-maîtres qui structurent et régulent un monde monocentrique et monologique dominé par la hiérarchie phallique peut s’ouvrir un espoir d’engendrement créateur reposant sur une alliance.

 

[1] Dans « L’Histoire, les âges de la vie, la crise de l’utopie », in Les clés du XXIe siècle, j’avance et développe cet argument (éd. Du Seuil / UNESCO, 2000, p. 442-449).

[2] C’est le propos central du livre d’Antoinette Fouque, Il y a deux sexes (opus cité).

[3] Il y a deux sexes, page 75.

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